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Full text of "P.J. Proudhon"

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Maurice  Harmel 


PORTRAITS   D'HIER 
P.-J.    PROUDHON 
No.     10 


140 

.P65 
#10 
1909 


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MIÈRE    ANNÉE.  —  N°    10 

/"  Août  1909   = 


Portraits  dHier 


P.=J.  PROUDHON 


Par  MAURICE  HARMEL 


IM&UOTH£CA^ 


gC     CENTIMES 


PORTRAITS    D'HIER 

Études  sur  la  Vie,  les  Œuvres  et  l'Influence  des  Grands  Morts  de  notre  temps 

Publication   bi-mensueile  illustrée  ;   le  l'""  et  le  15  de  chaque  mois 


LÉON  Werth 
R.  DE  Marmande 
Georges  Pioch 
Hubert  Lagardelle 
Gaston  Syffert 
Amédée  Dun'ois 
A.  Silvestre 


coiuiité  de  i^édactiojsl 

Victor  Méric 
François  Crucy 
Gustave  Hervé 
Maurice  Robin 
Manuel  Devaldès 
Miguel  Almereyda 
Raymond  Darsiles 


Francis  Jourdain 
Elie  Faure 
Paul  Signac 
l.  et  m.  bonneff 
A.  Delannoy 
Paul  Cornu 

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Numéros  partis  : 

Emile  ZOLA,  par  A'ictor  Méric 

PUVIS  DE  CHAVANNES,  par  Léon  Wertii 

BEETHOVEN,  par  Georges  Pioch 

Henrik    IBSEN ,    par   François    Crucy 

Honoré  de  BAXZAC,  par  Manuel  Devaldès 

BAKOUNINE,  par  Amédée  Dunois 

BAUDELAIRE,  par  Gaston  Svffert 

Jules  DALOU,  par  Paul  Cornu 

Gustave  FLAUBERT,  par  Henri  Bachelin 

Chaque  numéro  :  25  centimes  franco  —  Etranger  :  0.30 

Paraîtra    le    ly    août  :    COURBET,    par    ^L■iURICE    Robin. 


Nuinéros  en  préparation  ou  prêts  à  paraître 


Elisée  Reclus 
Karl  Marx 
Blanqui 

Edouard  Manet 
Victor  Hugo 


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Maupassant 
Gœthe 
Dickens 
Jules  Vallès 


Daumier 

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Seurat 

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En    faisant   paraître   cette    nouvelle    revue   nous  nous    proposons    un   double    but  : 

1°  Présenter  à  ceux  qui  les  ignorent  ou  ne  les  connaissent  qu'imparfaitement,  les 
hommes  qui  ont  contribué  à  former  la  pensée  moderne  sous  ses  expressions  :  artistique, 
littéraire,  scientifique  et  politique  ; 

2°  Mettre  de  l'Unité,  introduire  un  ordre  dans  la  multitude  des  sensations  éveillées 
en  nous  par  les  productions  du  génie  humain. 

Peintres,  littérateurs,  théoriciens,  musiciens,  savants,  hommes  politiques  et  hommes 
d'action  ;  maîtres  illustres  consacrés  par  la  renommée  ;  gloires  plus  obscures  dont  la 
notoriété  ne  dépassa  jamais  le  cercle  d'une  élite,  mais  dont  l'influence  fut  néanmoins 
prépondérante  ;  en  un  mot,  tous  ceux  de  nos  aînés  qui  ont  suscité  les  grands 
mouvements  d'idées  de  la  fin  du  xix*  siùcle  et  du  commencement  du  xx*,  ou  enrichi 
d'un  joyau  nouveau  la  couronne  de  l'art,  prendront  place  dans  celte  galerie. 

CONDITIOflS    D'ABONflEMENTS   : 
FRAN'CE,  ALGÉRIE,  TUNISIE  1  ÉTRANGER  &  AUTRES  COLONIES 


Un  an  (24  numéros)  ....  6  fr.  > 
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o      Adresser  tout  ec  qui   eoneerne  "  Portraits  d'Hier  "      o 
H.  fRBt^E.,  20,  Rue  du  Uouvre,  et  131,  I^ue  Saint-Honoré  —  PATOIS  (l"). 

■  ^-L 


Portraits   d^hicr 


N°  10.  —  P'  Août  1909 


P.-J.   Proudhon 


L'œuvre  de  Proudhon  a  eu,  jusqu'ici,  une  fortune  étrange  et 
singulière.  On  l'a  parfois  exaltée  au-delà  de  toute  mesure  ;  on 
l'a  surtout  dénigrée  et  méconnue.  Le  vigoureux  penseur  a  été  en 
butte  aux  attaques  les  plus  injustifiées  et  les  plus  haineuses.  Sur 
lui,  plus  que  sur  tout  autre,  l'hostilité  de  ses  contemporains  s'est 
traduite  par  des  pamphlets  passionnés,  des  caricatures  imbéciles 
ou  des  calomnies  crapuleuses.  On  l'a  traité  d'épouvantail,  d'indi- 
vidu farouche,  défiant,  cynique,  de  sophiste,  d'utopiste  et  de  sec- 
taire, de  charlatan  et  de  malade  ;  on  a  dit  tantôt  qu'il  était  incohérent, 
tantôt  qu'il  n'avait  aucune  originalité.  Les  journalistes  de  l'époque 
ont  écrit  de  longues  tirades  sur  son  orgueil  extravagant  et  son 
amour-propre  insensé.  Eugène  Pelletan,  après  d'autres,  a  dit  de  lui 
qu'il  tirait  des  coups  de  pistolet  dans  la  rue  pour  faire  retourner  les 
passants.  Un  goujat  de  lettres,  <(  biographe  pamphlétaire,  artisan 
d'infamie  »,  le  réactionnaire  et  clérical  Mirecourt,  l'a  diffamé  sans 
vergogne.  L'esprit  de  parti  a  même  poussé  certains  jusqu'à  lui  dénier 
tout  style  ! 

Peu  d'hommes  ont  été  attaqués  comme  lui  et  avec  un  tel  ensemble. 
Et  ce  n'étaient  pas  seulement  les  bourgeois  réactionnaires  et  les  suppôts 
de  sacristie  qui  se  livraient  à  cette  débauche  d'injures  contre  un 
écrivain  pauvre  et  probe  dont  ils  ne  pouvaient  attaquer  la  vie  privée, 
mais  encore  les  politiciens  de  gauche  l'injuriaient  d'autant  plus  qu'il 
paraissait  plus  près  d'eux. 

Passions  politiques,  pourrait-on  dire,  polémiques  exagérées  d'un 
moment!  Les  passions  ne  se  sont  pas  tues  pour  tout  ce  qui  touche  à 
Proudhon.  Son  nom,  après  im  demi-siècle,  suscite  encore  des  con- 
troverses :  il  est  toujours  actuel. 

C'est  un  éloge;  le  socialiste  franc-comtois  n'a  pas  de  meilleurs 
avocats  que  ses  adversaires  présents.  N'est-il  pas  extraordinaire  qu'on 
le  prenne  encore  à  partie?  M.  Desjardins,  qui  a  écrit  sur  lui  deux 
gros  volumes,  se  plaît  à  le  considérer  comme  le  plus  grand  des  socia- 
listes et  à  croire  que  lorsqu'il  aura  critiqué  son  œuvre  avec  un  parti- 


292    •  PORTRAITS    D  HIER 

pris  évident,  il  aura  démoli  le  socialisme  (i).  D'un  autre  côté,  certains 
sont  allés  jusqu'à  nier  qu'il  ait  été  socialiste! 

Enfin,  Proudhon  a  rencontré,  de  nos  jours,  d'excessifs  pané- 
gyristes :  des  auteurs  se  sont  servis  de  lui  dans  le  but  de  combattre 
Marx  et  le  marxisme.  Cependant,  M.  Ed.  Droz  l'a  étudié  dans  un 
livre  sincère,  parfois  discutable  et  superficiel  mais  toujours  plein  de 
charme  (2). 

On  avait  cru  épuisée  l'influence  proudhonienne,  on  la  tenait  pour  une 
chose  historique,  achevée,  et  voici  que  l'œuvre  du  grand  écrivain 
soulève  toujours  des  discussions  et  se  montre  plus  féconde  que 
jamais.  On  dispute  sur  le  point  de  savoir  s'il  a  ou  non  inspiré  le  syn- 
dicalisme, on  revient  à  ses  thèses,  on  commente  avec  faveur  ses  livres 
un  peu  oubliés  naguère,  et  il  y  a  incontestablement  une  renaissance 
du  proudhonisme. 

Cette  brève  étude  n'a  pas  la  prétention  de  trancher  les  problèmes 
soulevés  autour  de  ce  prodigieux  esprit  qui  a  eu  des  disciples  aussi 
divers  dans  leurs  conceptions  sociales  que  Chaudey,  Beslay,  Tolain  et 
Bakounine.  Mais  peut-être,  en  restituant  sa  physionomie  sous  un  jour 
plus  vrai,  pourra-t-elle  contribuer  à  le  faire  connaître  et  aimer  davan- 
tage. 


Pierre- Joseph  Proudhon  naquit  le  15  janvier  1809,  à  Besançon,  non 
pas  au  faubourg  de  la  Mouillière,  comme  l'ont  écrit  la  plupart  de  ses 
historiens,  mais  rue  du  Petit-Battant  ;  déjà  «  la  vieille  ville  espagnole  » 
avait  donné  au  socialisme  le  babouviste  Momoro  et  Charles  Fourier. 
Le  père  du  futur  écrivain  était  un  brave  homme,  honnête  mais  d'intel- 
ligence bornée  ;  sa  mère  était  vraiment  une  femme  supérieure.  Pierre- 
Joseph  avait  de  qui  tenir:  son  grand-père  maternel,  dont  il  a  conté 
l'histoire,  avait  donné  du  fil  à  retordre  aux  agents  de  l'ancien  régime, 
et  l'un  de  ses  oncles  était  un  farouche  anticlérical. 

Le  père  était  brasseur;  il  débitait  lui-même  la  boisson  qu'il  fabri- 
quait et  son  jeune  fils  lui  servait  de  garçon  de  cave.  Peu  après,  la 
famille  s'en  fut  vivre  à  la  campagne,  et  Pierre-Joseph  abandonna 
les  tonneaux  pour  soigner  le  bétail.  Oh  !  cette  vie  ae  pâtre,  comme  il 
devait  s'en  souvenir  plus  tard  ! 

«  Quel  plaisir  autrefois,  écrivait-il  en  1858,  de  me  rouler  dans  les 
hautes  herbes  que  j'aurais  voulu  brouter,  comme  mes  vaches;  de 
courir  pieds  nus  sur  les  sentiers  unis,  le  long  des  haies;  d'enfoncer 
mes  jambes,  en  rechaussant  [rebinant]  les  verts  turquies,  dans  la 
terre  profonde  et  fraîche!  Plus  d'une  fois,  par  les  chaudes  matinées  de 


(i)  A.  Desjardins  :  Proudhon  (1896). 
(2)   E.   Dro2  :   P.-f.    Proudhon  (1909). 


P.-J.   PROUDHON  293 

juin,  il  m'est  arrivé  de  quitter  mes  habits  et  de  prendre  sur  la  pelouse 
un  bain  de  rosée...  Tout  le  jour,  je  me  remplissais  de  mûres,  de  rai- 
ponces, de  salsifis  des  prés,  de  pois  verts,  de  graines  de  pavots,  d'épis 
de  maïs  grillés,  de  baies  de  toute  sorte,  prunelles,  blessons,  alises, 
merises,  églantines,  lambrusques,  fruits  sauvages;  je  me  gorgeais 
d'une  masse  de  crudités  à  faire  crever  un  petit  bourgeois  élevé  gen- 
timent, et  qui  ne  produisaient  d'autre  effet  sur  mon  estomac  que  de 
me  donner  le  soir  un  formidable  appétit... 

«  ...  Que  d'ondées  j'ai  essuyées!  Que  de  fois,  trempé  jusqu'aux  os, 
j'ai  séché  mon  habit  sur  mon  corps,  à  la  bise  ou  au  soleil  !  Que  de  bains 
pris  à  toute  heure,  l'été  dans  la  rivière,  l'hiver  dans  les  sources  !  Je 
grimpais  sur  les  arbres;  je  me  fourrais  dans  les  cavernes;  j'attrapais 
les  grenouilles  à  la  course,  les  écrevisses  dans  leurs  trous,  au  risque 
de  rencontrer  une  affreuse  salamandre,  puis  je  faisais,  sans  désemparer, 
griller  ma  chasse  sur  les  charbons...  (i)  » 

C'était  alors  un  «  petit  blondin  fluet  »,  de  santé  médiocre,  frêle  et 
même  chétif.  Ce  fut  pour  le  petit  pâtre  un  déchirement  lorsqu'un  ami 
de  la  famille  obtint  pour  lui  une  bourse  d'externe  au  collège  royal. 
«  Mais  qu'était-ce  que  la  remise  de  cent  vingt  francs  pour  une  famille 
où  le  vivre  et  le  vêtir  étaient  toujours  un  problème  (2)?  »  Malgré  la 
misère  qui  talonnait  les  siens,  Proudhon  fit  de  brillantes  études.  Il  allait 
en  classe  en  sabots,  et  nu-tête  parce  qu'il  n'avait  pas  de  coiffure.  Il 
achevait  ses  devoirs  sur  une  borne  après  avoir  emprunté  les  bouquins 
d'im  condisciple  plus  fortuné.  «  J'ai  subi  cent  punitions,  disait-il  encore, 
pour  avoir  oublié  mes  livres  :  c'est  que  je  n'en  avais  point.  »  Ses 
jours  de  congé,  il  les  employait  aux  travaux  des  champs  et  de  la 
maison.  Mais  la  gêne  se  faisait  plus  dure  :  un  jour  de  distribution  de 
prix,  c'était  en  1826,  il  fut  seul  pour  chercher  ses  récompenses  ;  ses 
parents  ne  purent  assister  à  ses  succès,  car  ils  étaient  à  l'audience  du 
tribunal  pour  s'entendre  condamner  à  perdre  un  procès  qui  leur  coûta 
le  champ  dont  ils  vivaient.  «  Je  retrouvai  notre  famille  consternée, 
ma  mère  dans  les  pleurs...  Ce  soir-là,  nous  soupâmes  tous  au  pain  et 
à  l'eau.  » 

Il  fit  cependant  sa  rhétorique,  étudia  les  auteurs  de  philosophie,  mais 
ne  passa  point  son  baccalauréat,  sans  doute  faute  d'argent  pour  payer 
les  frais  d'examen.  La  misère,  les  humiliations,  les  rancœurs  de  ces 
années  de  collège  n'influèrent  point  sur  son  esprit  et  il  demeura  l'ami 
de  ses  condisciples  riches,  malgré  la  divergence  de  leurs  carrières. 

A  la  fin  de  1827,  en  guise  de  complément  à  ses  études,  il  dut 
apprendre  le  métier  de  typographe,  mais  le  travail  lui  plaisait  :  il  en 
avait  déjà  compris  la  noblesse  qu'il  devait  plus  tard  célébrer  «dans  des 


(i)  De   la  Justice,   t.   II,  p.   90. 

(2)  Lettre  à  l'Académie  de  Besançon  (31   mai   1837). 


»94  PORTRAITS    D  HIER 

pages  admirables.  Il  travailla  dans  trois  imprimeries  de  Besançon, 
subvenant  aux  besoins  de  sa  famille,  puis  s'en  fut  comme  pion  au  col- 
'  lège  de  Gray  durant  quelques  semaines.  Le  travail  se  faisant  rare,  il 
dut  quitter  sa  ville  et  son  pays  (1830),  «  prendre  le  costume  et  le 
bâton  du  compagnon  du  tour  de  France,  et  chercher,  d'imprimerie  en 
imprimerie,  quelques  lignes,  à  composer,  quelques  épreuves  à  lire.  » 
lî  se  rendit  d'abord  à  Neufchâtel  (Suisse)  ;  son  ami  Fallot,  savant  mort 
trop  jeune,  l'appela  à  Paris:  il  arriva  dans  la  capitale  en  1832,  assista 
à  l'épidémie  de  choléra  au  cours  de  laquelle  succomba  son  camarade. 
Il  était  malaisé  de  trouver  du  travail  dans  la  panique  et  il  repartit 
pour  le  Midi.  Il  s'embaucha  à  Marseille,  à  Draguignan,  à  Toulon  où  il 
exposa  au  maire,  surnommé  Tripette,  sa  théorie  du  droit  au  travail,  non 
sans  causer  quelque  ahurissement  au  personnage.  Il  revint  ensuite  à 
Arbois  (Jura),  refusa  l'offre  de  diriger  nn  journal  bisontin  que  lui  fit  le 
phalanstérien  Muiron;  enfin,  il  revint  dans  sa  ville  natale  en  1833. 
Fendant  deux  années,  il  y  fut  heureux  grâce  â  son  travail,  mais  la 
tâche  quotidienne  ne  suffisait  plus  à  l'ancien  ^lauréat  du  collège  qui 
lisait  avec  acharnement,  assimilant  tant  bien  que  mal  de  nombreux 
livres. 

En  1836,  il  devint  patron  d'une  imprimerie  avec  deux  associés;  il 
put  un  instant  se  croire  tranquille,  mais  l'entreprise  périclita  l'année 
suivante  lorsqu'une  maladie  l'eut  obligé  à  s'absenter  quelques  semai- 
nes. Il  publia  alors  un  Essai  sur  la  grammaire  générale  à  la  suite  d'une 
réimpression  d'un  livre  de  l'abbé  Bergier,  Eléments  primitifs  des  iaur- 
gués;  cette  première  œuvre  était  confuse  et  mal  digérée,  il  la  remania 
ensuite  sous  le  titre  :  Recherches  sur  les  catégories  grammaticales  (1838) 

Laissé  sans  ressources  par  la  débâcle  de  son  entreprise  (qui  ne  fut 
liquidée  qu'en  1843),  Proudhon  se  mit  sur  les  rangs  pour  obtenir  la 
pension  Suard,  qu'en  l'honneur  de  cet  académicien  oublié  l'Académie 
de  Besançon  décernait  tous  les  trois  ans  à  un  jeune  homme.  Il 
fallait  être  bachelier  et  Proudhon  décrocha  sa  peau  d'âne,  après  quoi 
il  fit  acte  de  candidature.  L'Académie  l'agréa  (1838);  c'était  une  rente 
de  1.500  francs  qui  appartenait  pour  trois  ans  au  jeune  imprimeur. 

Dans  sa  lettre  de  candidature,  il  avait  déclaré  que  «  né  et  élevé  dans 
la  classe  ouvrière,  lui  appartenant  encore,  aujourd'hui  et  à  toujours, 
par  le  cœur,  le  génie  et  les  habitudes,  et  surtout  par  la  communauté 
des  intérêts  et  des  vœux  »,  il  s'efforcerait  de  «  travailler  sans  relâche, 
par  la  philosophie  et  par  la  science,  avec  toute  l'énergie  de  sa  volonté 
et  toute  la  puissance  de  son  esprit,  à  l'affranchissement  de  ses  frères 
et  compagnons  »,  les  travailleurs.  Cette  profession  de  foi  effara  bien 
un  peu  l^s  académiciens,  qui  la  lui  firent  retoucher,  mais  ils  ne  pou- 
vaient prévoir  que  leur  protégé  allait  devenir  un  terrible  contempteur 
de  l'ordre  social.  Ne  rions  pas  trop,  toutefois,  de  ces  grands  hommes  de 
province  dont  la  méprise  permit  à  Proudhon  de  devenir  ce  qu'il  fut. 


P.-J.    PROUDHON  293 

Riche  d'espoir  et  d'enthousiasme,  léger  d'argent,  le  nouveau  pension- 
naire arriva  à  Paris  en  novembre.  On  l'avait  flatté,  on  lui  avait  fait 
entrevoir  des  distinctions  officielles  et  des  honneurs  faciles,  mais  il 
avait  peu  de  goût  pour  le  droit  et  la  médecine  et  se  sentait  davantage 
attiré  par  d'autres  études  moins  accessibles,  par  la  philosophie  et 
l'économie  politique.  Il  suivit  les  cours  de  quelques  professeurs  réputés, 
sans  beaucoup  d'enthousiasme,  et  étudia  les  économistes.  Pour  aider 
encore  ses  parents,  il  fut  correcteur  à  VEpoque,  journal  carliste  avec 
lequel  il  se  brouilla  sans  tarder,  et  il  écrivit  des  articles  pour  VEncy- 
clopédic  catholique  Parent-Desbarres.  Quand  celle-ci  eut  suspendu 
sa  publication,  ce  fut  la  misère  avec,  un  moment,  de  terribles  désirs  de 
suicide.  Le  besoin  d'écrire  le  tourmentait  :  l'Académie  de  Besançon 
avait  mis  au  concours  un  sujet  sur  lequel  il  écrivit  De  l'Utilité  de  la 
célébration  du  dimanche,  ouvrage  plein  d'idées  confuses,  originales  et 
subversives,  qui,  naturellement,  n'obtint  pas  le  prix. 

Ce  mémoire  contient  en  germe  presque  toutes  ses  idées  de  l'avenir. 
L'auteur  venait  de  passer  le  Rubicon,  comme  il  le  dit  lui-même  :  il 
condamnait  déjà  la  propriété;  avec  les  pensées  qui  tourbillonnaient 
dans  sa  tête  sur  ce  sujet,  il  voulut  écrire  une  nouvelle  œuvre.  Il  la 
voyait  terrible  et  son  imagination  l'emportait:  «  Le  style  en  sera 
âpre  et  rude;  l'ironie  et  la  colère  s'y  feront  sentir;  c'est  un  mal  irré- 
médiable. Quand  le  lion  a  faim,  il  rugit...  Malheur  à,  la  propriété  ! 
Malédiction  (i)!  »  A  un.  cousin,  sans  doute  en  réponse  à  une  lettre 
touchant  son  livre,  puisqu'il  déclare  n'être  «  ni  saint-simonien,  ni 
fouriériste,  ni  babouviste,  ni  d'aucune  entreprise  ou  congrégation 
réformiste  »,  il  dit:  «  Je  fais  im  ouvrage  diabolique  qui  m'effraie 
moi-même;  j'en  sortirai  brillant  comme  un  ange  ou  brûlé  comme  un 
diable.  »  (24  mai  1840.)  «  On  n'a  vu  là  qu'un  immense  orgueil  ;  il  y  a 
surtout  une  immense  espérance,  excitée  par  les  sentiments  les  plus 
hauts,  excusée  par  la  conscience  du  génie  (2).  » 

Qu'est-ce  que  la  propriété?  ou  recherches  sur  le  principe  du  droit 
et  du  gouvernement  parut  en  1840.  Voiei  un  passage  caractéristique  du 
début:  «  Si  j'avais  à  répondre  à  la  question  suivante:  Qu'est-ce  que 
l'esclavage?  et  que  d'un  seul  mot  je  répondisse:  C'est  l'assassinat,  ma 
pensée  serait  d'abord  comprise.  Je  n'aurais  pas  besoin  d'un  long  dis- 
cours pour  montrer  que  le  pouvoir  d'ôter  à  l'homme  la  pensée,  la 
volonté,  la  responsabilité,  est  un  pouvoir  de  vie  ou  de  mort,  et  que 
faire  un  homme  esclave,  c'est  l'assassiner.  Pourquoi  donc,  à  cette  autre 
demande.  Qu'est-ce  la  propriété?  ne  puis-je  répondre  de  même,  c'est  le 


(i)  Lettre  à  Ackermann  (12  février  1840).  —  La  correspondance  de  Proudhon,  si 
intéressante  pour  l'étude  de  sa  vie  et  de  ses  idées,  a  été  recueillie  par  sa  fille 
Catherine  et  publiée  par  son  ami  Langlois  en  1874-1875.  Elle  forme  quatorze 
volumes. 

(2)   E.   Droz,   ouv.  cité,  p.    115. 


296  PORTRAITS   d'hier 

vol^  sans  avoir  la  certitude  de  n'être  pas  entendu?...  Je  prétends  que  ni, 
l'occupation,  ni  le  travail,  ni  la  loi  ne  peuvent  créer  la  propriété,  qu'elle 
est  un  effet  sans  cause;  suis-je  répréhensible?  Que  de  murmures 
s'élèvent  !  La  propriété,  c'est  le  vol!  Voici  le  tocsin  de  93  !  Voici  le 
branle-bas  des  révolutions  !  » 

L'étudiant  franc-comtois,  qui  avait  hésité  un  moment  sur  la  route 
à  suivre,  se  révélait  à  lui-même  et  au  public  économiste  et  philosophe. 
Qu'est-ce  que  la  propriété?  demeure  un  ouvrage  considérable  et  qui 
fait  date  dans  l'histoire  du  socialisme.  «  Proudhon,  disait  Karl  Marx 
en  1845,  soumet  le  principe  fondamental  de  l'économie  politique,  la 
propriété,  à  un  examen  critique,  le  premier  décisif,  sans  ménagement 
et  scientifique  en  même  temps.  »  L'auteur  inaugurait  la  critique  socia- 
liste moderne:  il  avait  appris  l'économie  chez  les  professeurs  officiels 
de  l'école  bourgeoise,  et  il  se  fondait  sur  leur  enseignement  même 
pour  démontrer,  par  l'examen  et  l'analyse,  qu'en  droit  comme  en  raison 
la  propriété  ne  se  justifie  pas. 

Dès  lors,  c'en  est  fait  des  déclamations  humanitaires  des  utopistes 
bâtissant  dans  les  nuées  de  merveilleuses  Salentes  !  Le  nouveau  venu 
apporte  encore  autre  chose:  à  la  place  de  l'écriture  abstraite  et  molle 
des  réformateurs  de  son  époque,  il  met  son  merveilleux  style,  âpre  et 
fort,  divers  comme  la  vie,  robuste  comme  les  chênes  qui  virent  son 
enfance  et  tumultueux  comme  sa  pensée  ! 


On  imagine  sans  peine  que  les  académiciens  de  Besançon,  auxquels 
il  avait  malicieusement  dédié  son  livre,  furent  effrayés  d'avoir  produit 
un  tel  pupille  ;  cependant,  ils  ne  persistèrent  pas  dans  leur  dessein 
d'enlever  sa  bourse  à  Proudhon.  Celui-ci  réédita  sa  thèse  désormais 
fameuse:  «  la  propriété,  c'est  le  vol  »,  dans  deux  volumes:  Lettre  à 
M.  Blanqui  [frère  de  l'Enfermé],  et  Avertissement  aux  propriétaires 
ou  lettre  à  M.  Victor  Considérant,  s'adressant  ainsi  à  un  professeur  de 
l'école  orthodoxe  et  à  un  des  représentants  qualifiés  du  socialisme 
utopique. 

U Avertissement  (1842)  ne  fut  pas  du  goût  de  la  justice,  et  l'auteur 
fut  traduit,  le  3  février,  devant  la  cour  d'assises  de  Besançon.  Là,  il 
présenta  aux  jurés,  pour  sa  défense,  pendant  deux  heures,  «  un  pâté 
d'économie  politique  si  difficile  à  digérer  et  à  saisir  que  tout  le  monde 
avoua  n'y  avoir  rien  compris  ».  En  tout  cas,  il  fut  acquitté. 

Il  revint  à  Paris  à  pied,  fut  pendant  cinq  mois  secrétaire  d'un 
jnageau  tribunal  de  commerce  et  se  rendit  ensuite  à  Lyon  où  l'un  de  ses 
anciens  condisciples  tenait  une  entreprise  de  transports  par  eau.  Prou- 
dhon fut  un  employé  modèle,  mais  il  n'oubliait  pas  sa  vocation  d'écri- 
vain. Il  publie  bientôt  des  œuvres  d'inspiration  diverse  :  De  la  Création 


P.-J.    PROUDHON  297 

de  l'Ordre  dans  l'Humanité  (1843),  livre  raté  à  son  propre  jugement; 
Le  Miserere  ou  la  pénitence  d'un  roi  et  De  la  concurrenee  entre  les 
chemins  de  fer  et  les  voies  navigables  (1845)  '>  avec  ce  dernier  ouvrage 
où  il  mettait  à  profit  ses  connaissances  professionnelles,  il  revenait  aux 
questions  d'économie,  et  Tannée  suivante  il  donna  au  public  les 
deux  volumes  du  Système  des  contradictions  économiques  ou  Philo- 
sophie de  la  misère.  Ce  livre  mérite  qu'on  s'y  arrête  et  qu'on  s'étende 
sur  cette  époque  de  la  vie  de  son  auteur. 

Son  emploi  l'amenait  fréquemment  à  Paris  où  il  se  trouvait  en 
rapport  avec  les  principaux  socialistes  et  participait  à  leur  propagande. 
Il  connut  des  réfugiés  étrangers  qui  devaient  plus  tard  se  faire  un 
nom  dans  l'action  sociale,  Marx,  Grùn,  Bakounine,  et  sans  doute  aussi 
ces  premières  organisations  d'ouvriers  allemands  qui  devaient  être 
le  prétexte  du  Manifeste  coninnmiste. 

Une  lettre  de  Grùn,  datée  du  4  janvier  1845,  nous  donne  un  portrait 
jeune  et  enthousiaste  de  Proudhon  :  «  Un  visage  ouvert,  un  front 
merveilleusement  plastique,  des  yeux  bruns  admirablement  beaux, 
le  bas  de  la  figure  un  peu  massif  et  tout  à  fait  en  harmonie  avec  la  forte 
nature  montagneuse  du  Jura,  une  prononciation  énergique,  pleine, 
volontiers  rustique,  surtout  si  on  la  compare  au  gracieux  gazouillement 
parisien  ;  un  langage  serré,  concis,  avec  un  choix  d'expressions  d'une 
justesse  mathématique,  un  cœur  plein  de  calme,  d'assurance,  de  gaieté 
même  ;  en  un  mot,  un  homme  beau  et  vaillant  contre  tout  un  monde  !  » 

Il  faut  corriger  ce  portrait  un  peu  trop  poétique  :  «  un  corps  assez 
maigre,  dit  son  ami  Darimon,  mais  fort  et  osseux  dans  une  grande 
redingote  vert-bouteille  qui  lui  descendait  jusqu'aux  talons  »  ;  la 
figure  du  «  petit  blondin  fluét  »  s'était  un  peu  empâtée  et  alourdie  ; 
ses  cheveux  étaient  rares,  pâles  et  fins  ;  son  grand  front  méditatif 
surmontait  deux  yeux  très  clairs  qui  louchaient  légèrement  derrière 
ses  lunettes;  sa  démarche  était  lourde,  hésitante,  assez  embarrassée  et 
timide  ;  il  se  vêtait  simplement  et  sans  aucune  recherche. 

Avec  Marx,  plus  tard  avec  Grùn,  Proudhon  s'initia  tant  bien  que  mal 
à  la  philosophie  de  Hegel  ;  il  le  fit  avec  acharnement  et  un  succès 
médiocre.  «  Fâcheux  service,  disait  ensuite  le  célèbre  théoricien  du 
Capital  !  Je  l'infectai  d'hégélianisme.  »  Bakounine  fut,  lui  aussi,  mis  à 
contribution.  Herzen  raconte  que  l'écrivain  français  allait  souvent 
entendre,  dans  leur  appartement  de  la  rue  de  Bourgogne,  le  Hegel  de 
Bakounine  et  la  musique  de  son  ami  Reichel.  «  Un  soir  (c'était  en 
1847),  Karl  Vogt,  qui  demeurait  aussi  dans  la  rue  de  Bourgogne  et 
rendait  souvent  visite  à  Reichel  et  à  Bakounine,  parut  ennuyé  d'écouter 
les  discussions  éternelles  sur  la  phénoménologie  et  s'en  alla  chez  lui. 
Le  lendemain  matin,  il  revint  pour  chercher  Reichel,  avec  lequel  il 
devait  aller  au  Jardin  des  Plantes.  Etonné  d'entendre  à  cette  heure 
matinale  une  conversation  animée  dans  la  chambre  de  Bakounine,  il 


298  PORTRAITS    d'hier 

ouvre  la  porte  et  que  voit-il  ?  Proudhon  et  Bakounine  assis  à  la  même 
l^lace  où  il  les  avait  laissés  la  veille,  devant  le  feu  éteint  de  la  cheminée, 
terminant  par  quelques  phrases  brèves  les  débats  qu'ils  avaient  entamés 
le  soir.  » 

Nous  avons  peine  à  comprendre  maintenant  l'engoûment  de  la 
jeunesse  d'alors  pour  la  philosophie  hégélienne  qui  se  prêtait  aussi 
bien  à  la  justification  du  présent  qu'aux  spéculations  sur  l'avenir. 
C'est  une  preuve  frappante  de  la  relativité  des  opinions  que  la  fortune 
de  cette  métaphysique  dont  nous  avons  perdu  le  sens.  Proudhon,  avec 
son  imagination  vive,  son  intelligence  toujours  en  bouillonnement 
mais  assez  peu  apte  aux  théories  transcendentales,  réussit  mal  à 
s'assimiler  un  enseignement  d'ailleurs  défectueux.  Quand  il  déclare 
n'avoir  pas  lu  Hegel,  il  faut  bien  le  croire  puisque  celui-ci  n'avait  pas 
été  traduit  et  qu'il  ne  pouvait  le  lire  dans  la  langue  originale.  Pour  le 
comprendre  d'ailleurs,  il  fallait  être  Allemand  ou  Slave,  et  Proudhon 
ne  l'était  à  aucun  point.  Les  abstractions  hégéliennes  ne  représentaient 
rien  à  son  esprit  et,  sans  y  prendre  garde,  il  les  transformait  en 
données  plus  concrètes. 

La  logique  le  séduisit  pourtant  au  point  de  croire  qu'un  système  de 
dialectique  pouvait  le  conduire  infailliblement  à  la  vérité.  Le  raisonne- 
ment ne  fut  plus  pour  lui  que  l'exposé  d'une  thèse,  d'une  antithèse 
contraire,  et  la  conclusion  une  synthèse  qui  s'efforçait  de  dégager  le 
vrai  des  deux  propositions  contradictoires.  Fâcheux  service,  en  vérité, 
que  celui  qui  avait  amené  un  esprit  supérieur  et  original  à  se  sou- 
mettre au  joug  d'une  discipline  pour  laquelle  il  n'était  pas  fait! 

INIarx,  devenu  plus  tard  son  adversaire  et  son  détracteur,  a  eu 
beau  jeu  pour  relever,  dans  son  livre  Misère  de  la  Philosophie,  toutes 
les  erreurs,  tous  les  parallogismes  dont  Proudhon  a  farci  le  raison- 
nement des  Contradictions  économiques.  Il  l'a  fait  avec  beaucoup 
de  "raison  et  plus  de  méchanceté  encore.  Mais  il  faut  remarquer 
que  les  oeuvres  de  Proudhon  valent  autant  par  leurs  développements 
que  par  leur  ordonnance:  aussi  sont-elles  difficiles  à  analyser.  Son 
esprit  puissant  dépasse  forcément  les  bornes  qu'une  dialectique  étroite 
voudrait  lui  imposer.  Ce  livre,  par  exemple,  est  plein  d'idées  qui  se 
sont  fait  jour  en  dehors  de  la  logique.  En  veut-on  une  preuve  ? 
Proudhon  remarque  que  la  division  du  travail  est  nécessaire  :  c'est 
une  analyse  qui  sépare  les  divers  éléments  de  la  production  ;  après 
cette  division  vient  la  tâche  de  la  machine  qui  réunit  à  nouveau  ce 
que  la  première  avait  dissocié:  c'est  une  synthèse.  Analyse,  synthèse, 
ce  sont  les  deux  opérations  essentielles  de  l'esprit  qui  cherche,  expé- 
rimente, raisonne  et  apprend,  donc  le  travail  doit  être  le  mode  univer- 
sel de  l'enseignement  moderne. 

On  s'étonne  !  Sans  doute  la  conclusion  est  étrange  et  on  ne  l'aurait 
guère   attendue   logiquement,   mais    si   bizarre   qu'elle   paraisse,   elle 


P.-J.    PROUDHOM  299 

contient  en  germe  une  des  idées  directrices  de  notre  syndicalisme: 
l'enseignement  doit  être  professionnel,  par  opposition  à  l'école  clas- 
sique faite  par  la  bourgeoisie  et  responsable,  comme  le  remarque 
déjà  Proudhon,  du  nombre  des  déclassés... 

«  ...  Guidés  par  l'idée  que  nous  nous  sommes  faits  de  la  science 
sociale  nous  affirmerons  contre  les  socialistes  et  les  économistes,  non 
pas  qu't7  faut  organiser  le  travail,  ni  qu'il  est  organisé,  mais  qu'il 
s'organise  (i).  » 

Déjà  l'idée  de  Proudhon  se  précise.  Il  se  tient  à  distance  des  uns  et 
des  autres.  Le  travail  est  en  train  de  s'organiser  depuis  le  commen- 
cement du  monde.  L'économie  politique,  science  d'observation,  nous 
enseigne  les  premiers  rudiments  de  cette  organisation;  sans  doute  les 
socialistes  ont  raison  quand  ils  disent  qu'elle  est  insuffisante  et  tran- 
sitoire, mais  ils  se  trompent  quand  ils  en  veulent  fonder  une  nouvelle 
sur  des  bases  inconsistantes  et  quand  ils  abdiquent  la  tradition  pour 
l'utopie;  d'autre  part,  les  économistes  ont  tort  quand  ils  considèrent 
leurs  observations  comme  des  vérités  éternelles  et  se  refusent  à  tout 
progrès. 

Proudhon  examine  tour  à  tour  et  avec  un  bonheur  divers,  la  divi- 
sion du  travail,  le  machinisme,  la  concurrence,  le  monopole,  l'impôt, 
le  libre  échange  et  le  protectionnisme,  le  crédit,  la  propriété,  la  com- 
munauté, la  population,  en  faisant  ressortir  et  en  opposant  les  avan- 
tages et  les  inconvénients  de  chaque  système.  Partout,  il  rencontre 
des  effets  contradictoires,  des  conflits  qu'on  ne  pourra  résoudre  qu'a- 
près avoir  déterminé  «  la  loi  suivant  laquelle  les  produits  se. propor- 
tionnent dans  la  richesse  sociale  »,  en  établissant  la  théorie  de  la  «  va- 
leur constituée  ». 

Laissons  cette  thèse,  très  intéressante  à  bien  des  points  de  vue, 
mais  qu'on  ne  peut  exposer  et  discuter  utilement  ici.  Il  faut  se  borner 
à  noter  déjà  la  tendance  de  Proudhon  à  tout  traduire  par  des  concepts 
psychologiques,  et  cette  idée  qui  le  poursuivra  toute  sa  vie  que  la  con- 
clusion  de   l'économiie    politique,    c'est    la   justice. 

Une  de  ses  études,  souvent  dénaturée  pour  les  besoins  d'une  cause, 
demande  qu'on  s'y  arrête  un  peu  :  celle  sur  la  communauté,  dans 
laquelle  Proudhon  critique  durement  les  socialistes  de  son  temps. 
D'aucuns  s'en  sont  servi  pour  déclarer  que  le  penseur  franc-comtois 
n'était  pas  socialiste  ;  mais  combien  de  fois  faudra-t-il  répéter  qu'il 
s'agit,  là  des  conceptions  utopiques  qui  n'ont  de  commun  qu'un  mot 
avec  le  socialisme  moderne?  Nous  l'avons  déjà  vu,  Proudhon  ne  voulait 
être  «  d'aucune  entreprise  ou  congrégation  réformiste  ».  Il  ridiculise 
les  imaginations  qui  avaient  cours  dans  ce  temps,  il  se  moque  de  ceux 


1(1)  Contr.  écofi.,   t.  I,  p.    49   (i"'^  édition). 


300  PORTRAITS    D  HIER 

qui  cf oient  que  «  le  jour  approche  où  les  riches  et  les  puissants  feront 
quelque  chose  pour  le  peuple  »,  et  déclare  : 

«  ...  Voici  en  deux  mots,  sur  toutes  les  utopies  d'organisation  passées, 
présentes  ou  futures,  ma  profession  de  foi  et  mon  critérium  : 

«  Quiconque,  pour  organiser  Je  travail,  fait  appel  au  pouvoir  et  au 
capital  a  menti, 

«  Parce  que  l' organisation  du  travail  doit  être  la  déchéance  du  capital 
et  du  pouvoir  (i).  » 

Une  bêtise,  a-t-on  dit  !  Proudhon  avait  raison.  Fourier  attendait  le 
millionnaire  qui  voudrait  réaliser  le  Phalanstère  ;  Comte  offrait  à  tous 
ies  potentats  son  positivisme;  les  riches  et  les  puissants  firent  bien 
quelque  chose  pour  les  travailleurs:  ils  les  fusillèrent  en  juin  48,  et  ce 
ne  devait  pas  être  la  seule  fois.  Une  bêtise,  allons  donc!  mais  tout  le 
programme  de  la  classe  ouvrière  est  résumé  dans  ces  lignes  !  C'est  une 
apologie  de  l'action  directe,  et  le  syndicalisme  ne  dit  pas  autre  chose. 


Après  la  publication  de  ce  livre,  Proudhon  revint  à  Paris  au 
commencement  de  1847.  La  Révolution  qui  renversa  le  trône  de  Louis- 
Philippe  le  ramena  bientôt  aux  problèmes  politiques  immédiats. 

Il  publia,  dès  le  27  février,  son  journal  Le  Représentant  du  Peuple, 
qu'il  avait  déjà  tenté  de  lancer  un  an  auparavant.  Il  put  alors  dire 
librement  sa  pensée  qui  s'opposait  avec  vigueur  à  l'insuffisante  phra- 
séologie des  Montagnards  et  plus  encore  à  l'attitude  réactionnaire  de 
l'Assemblée. 

Les  événements  placèrent  tout  de  suite  au  premier  plan  les  ques- 
tions économiques.  Les  pays  civilisés,  et  surtout  la  France,  traver- 
saient une  grande  crise  financière;  les  récoltes  des  années  1846  et  1847 
avaient  été  désastreuses,  les  charges  budgétaires  augmentaient  avec  une 
rapidité  considérable,  la  constitution  des  grandes  compagnies  indus- 
trielles et  la  construction  des  chemins  de  fer,  Vagio  formidable  auquel 
se  livraient  les  capitalistes  sur  ces  valeurs,  avaient  diminué  l'encaisse 
des  banques  et  rendaient  difficile  le  crédit.  La  Révolution  de  Février 
n'était  pas  faite  pour  remédier  à  la  crise.  Les  possesseurs  s'affolèrent, 
l'or  se  cacha,  les  banques  dépourvues  de  fonds  cessèrent  d'escompter 
les  effets  du  commerce  et  de  l'industrie  et,  faute  d'argent,  un  grand 
nombre  d'entreprises  fermèrent  leurs  portes,  jetant  à  la  rue  des  milliers 
de  travailleurs.  Les  possédants,  d'ailleurs,  n'étaient  pas  fâchés  de  créer 
des  difficultés  au  nouveau  régime. 

Pour  remédier  aux  effets  de  cette  dépression  économique,  le  gouver- 


(i)  Contrad.  ccon.,  t.  II,  p.  298  (i'*  édition). 


P.-J.    PROUDHON  301 

nement  donna  le  cours  forcé  aux  billets  de  banque.  «  On  lui  demande 
du  crédit,  s'écriait  Proudhon,  il  décrète  des  assignats  !  »  D'autres  mesu- 
res étaient  nécessaires.  Louis  Blanc  et  les  socialistes  autoritaires 
réclamaient  l'intervention  de  l'Etat,  la  monopolisation  de  la  Banque  et, 
pour  parer  au  chômage,  la  création  de  ces  ateliers  nationaux  dont  on 
connaît  la  triste  histoire. 

Proudhon  comprit  que  seule  la  chute  du  crédit  avait  amené  la 
suspension  du  travail.  Pressé  par  des  ouvriers  qui  lui  demandaient  de 
régler  la  question  sociale,  il  écrivit  deux  brochures  :  la  Solution  du 
problème  social  (deux  livraisons  du  22  et  26  mars)  et  V Organisation  du 
crédit  (31  mars). 

Toute  la  question  se  résume  pour  lui  dans  le  problème  de  l'échange 
et  du  crédit.  La  crise  démontre  que  l'argent  n'est  rien,  et  la  circu- 
lation tout.  L'origine  de  cette  crise  se  trouve  dans  les  abus  de  la  pro- 
priété, dans  ce  fait  que  l'or  étant  nécessaire  à  la  production,  le  posses- 
seur de  l'or  peut  seul  donner  du  crédit  et  détient  ainsi  une  autorité  sur 
ceux  qui  ont  besoin  d'or  pour  produire.  Puisque  les  capitaux  se  ca- 
chent, que  l'argent  fait  défaut,  il  est  nécessaire  de  se  passer  d'argent, 
de  se  débarrasser  de  l'intermédiaire  de  la  monnaie  en  transformant  le 
mécanisme  de  l'échange,  en  généralisant  l'usage  de  la  lettre  de  change, 
appliquée  non  plus  à  des  dépôts  monétaires,  mais  à  tous  les  produits  du 
travail  qui  pourraient  s'échanger  contre  d'autres  produits  par  l'inter- 
médiaire d'un  organisme  central,  d'une  Banque  d'Echange  donnant  à 
tous  les  producteurs  le  crédit  gratuit. 

Proudhon  essayait  ainsi  de  satisfaire  à  la  fois  son  besoin  de  justice, 
parce  qu'il  voyait  dans  la  transformation  de  l'échange  la  révolution 
sociale  tout  entière,  et  son  idéal  de  liberté  en  se  passant  de  l'Etat.  Mais, 
par  une  contradiction  assez  explicable,  il  préconisait  d'autres  mesures 
qui  devaient  être  prises  par  voie  d'autorité:  il  proposait  de  réduire  le 
loyer  de  l'argent,  c'est-à-dire  les  intérêts  et  dividendes  de  toute  nature, 
les  fermages  et  les  loyers,  les  traitements  et  les  salaires,  de  proroger 
les  échéances  et  les  remboursements.  Plus  tard,  il  demandait  de  réduire 
l'escompte  de  la  Banque  de  France  en  supprimant  son  encaisse. 

On  a  adressé  de  graves  critiques  à  ce  système,  le  mutuellismc .  On 
a  dit  avec  raison  que  Proudhon  s'était  mépris  sur  la  nature  de  la 
monnaie  dans  laquelle  il  ne  voyait  qu'un  signe  à  l'exclusion  de  la 
valeur  intrinsèque  du  métal.  On  a  justement  remarqué  que  sa  réforme 
était  incomplète  et  vouée  à  l'échec  parce  qu'il  croyait  que  tout  le  pro- 
blème social  est  dans  l'échange  et  qu'il  ne  cherchait  pas  à  modifier  la 
production.  Ces  critiques  sont  fondées,  et  Proudhon  devait  le  recon- 
naître implicitement  dans  son  projet  de  Banque  du  Peuple.  Il  est 
d'ailleurs  douteux  que  son  système  aurait  pu  réussir  à  solutionner  la 
question  dans  une  heure  où  la  classe  ouvrière  était  malhabile,  sinon 
peut-être  à  s'emparer  du  pouvoir,  du  moins  à  l'organiser  à  son  profit. 


302  PORTRAITS    D  HIER 

Ses  idées,  il  eut  l'occasion  de  les  exposer  encore  lorsqu'il  posa  sa 
candidature  à  Paris,  aux  élections  complémentaires  du  4  juin,  après 
avoir  échoué  aux  élections  générales  du  23  avril.  Par  un  manifeste 
publié  le  30  mai,  il  exposa  son  programme  qui  était  à  peu  de  choses 
près  celui  de  la  solution,  mais  il  y  avait  ajouté  la  suppression  de  la 
grande  propriété  par  voie  d'amortissement.  «  Voilà  tout  mon  sys- 
tème, ajoutait-il  :  liberté  de  conscience,  liberté  de  la  presse,  liberté  du 
•commerce,  liberté  de  l'enseignement,  libre  concurrence,  libre  disposi- 
tion des  fruits  de  son  travail  et  de  son  industrie,  liberté  à  l'infini, 
•liberté  absolue,  la  liberté  partout  et  toujours.  »  Affirmation  plus  géné- 
reuse que  logique  puisqu'il  faisait  appel  à  l'intervention  du  pouvoir, 
cependant  son  idéal  reprenait  le  dessus  pour  affirmer  que  l'Etat  doit 
«  se  réduire  peu  à  peu  pour  ne  représenter  que  lui-même,  à  rien  ».  Il 
fut  élu,  étrange  combinaison  des  électeurs,  en  même  temps  que 
Thiers  et  Louis-Napoléon  Bonaparte  ! 

La  révolution  de  février,  commencée  dans  l'enthousiasme,  l'utopie 
et  les  rêves  de  fraternité,  aboutissait  à  l'insurrection  de  juin,  la  plus 
formidable  attaque  encore  dirigée  par  la  classe  ouvrière  contre  les 
possédants.  Une  terrible  répression  s'ensuivit.  Fusillés,  déportés,  exi- 
lés au  nombre  de  vingt  mille,  les  ouvriers  se  turent.  Proudhon  prit 
vainement  leur  défense  :  «  Il  n'y  a  point  de  coupables,  il  n'y  a  que  des 
victimes  »,  écrivait-il  le  5  juin.  Un  article  sur  le  terme  fit  suspendre 
son  journal. 

Il  s'adressa  alors  à  l'Assemblée  et  lui  soumit  une  proposition  ten- 
dant à  la  réduction  de  toutes  les  soinmes  dues  par  les  particuliers  et 
par  l'Etat  pour  attribuer  les  remises  par  moitié  aux  individus  et  au 
budget.  Le  31  juillet,  il  développa  sa  thèse  dans  un  long  discours  de 
trois  heures  et  demie,  demandant  encore  l'établissement  d'un  impôt  sur 
le  revenu  très  lourd  visant  les  grandes  propriétés.  L'ambassadeur 
anglais  Normanby  nous  a  gardé  un  souvenir  de  la  scène  dont  il  fut 
témoin  :  «  On  entendit  M.  Dupin  répondre  :  «  C'est  assez  clair  !  la 
bourse  ou  la  vie!  »  Le  président  demandant  à  l'orateur  d'expliquer 
ses  paroles,  Proudhon  répondit  :  «  Je  veux  dire  que  s'il  y  avait  un 
refus,  nous  devrions  nous-mêmes  procéder  à  la  liquidation  en  dépit  de 
vous.  —  Vous,  qui  êtes-vous,  alors  ?  »  s'écrièrent  de  nombreuses  voix. 
L'une  d'elles:  «  Parlez-vous  au  nom  de  la  guillotine?  —  Quand  j'em- 
ploie les  mots  moi  et  vous,  je  personnifie  moi-même  dans  le  peuple, 
et  vous  dans  la  classe  bourgeoise.  »  (  Cns  :  «  C'est  la  guerre  civile! 
c'est  le  2^  juin  à  la  tribune!  (i)  »  Sans  autre  discussion,  l'Assemblée 
décida  de  stigmatiser  la  proposition  et  les  doctrines...  »  Par  691  voix 
contre  2  (celles  de  Proudhon  et  de  son  ami  Greppo),  les  bourgeois  réac- 


(i)  Un  anonyme  s'écria  :  «Au  Moniteur  le  discours  !  A  Charenton  l'orateur  !  » 


P.-J.    PROUDHON  303 

tionnaires  ou  républicains  flétrirent  copieusement  cette  «  atteinte 
odieuse  au  principe  de  la  morale  publique  »  et  cet  «  appel  aux  plus 
mauvaises  passions  !  »  Les  socialistes  autoritaires  et  étatistes  qui  sui- 
vaient Louis  Blanc  se  prononcèrent  contre  Proudhon  qui  affirmait 
pour  la  première  fois  à  la  tribune  l'antagonisme  irréductible  de  la 
bourgeoisie  et  du  prolétariat,  la  lutte  des  classes  en  un  mot.  Le  socia- 
liste franc-comtois  demeura  dès  lors  seul  avec  son  unique  disciple,  à 
l'écart  de  tous  les  groupes. 

C'est  le  moment  d'expliquer  l'attitude  si  mal  comprise  du  penseur 
pendant  la  deuxième  République.  L'Assemblée  était  en  grande  majo- 
rité réactionnaire.  Les  démocrates,  sortis  amoindris  des  élections, 
étaient  divisés  en  nombreuses  fractions  dont  les  pensées  étaient  bien 
différentes  sous  une  étiquette  commune  :  ils  allaient  des  républicains 
modérés,  farouches  partisans  de  l'ordre  et  responsables  des  massacres 
d-e  juin,  aux  socialistes  autoritaires  et  aux  amis  de  Blanqui  et  de 
Barbes,  alors  emprisonnés.  Plus  tard,  ils  formèrent  cette  démocratie 
socialiste  toute  imprégnée,  à  défaut  d'idées  et  d'esprit  révolutionnaires, 
de  la  grandiloquente  idéologie  jacobine  et  qui  se  proposait  de  réduire 
l'antagonisme  des  classes  par  la  paix  sociale.  Le  bon  sens  de  Proudhon 
s'insurgeait  contre  ces  gens  qui  masquaient  leurs  étroites  conceptions 
sous  des  tirades  empruntées  au  vocabulaire  de  1793.  Il  les  traitait  de 
«pâtissiers»  et  de  ((blagueurs»,  les  ((invitait  à  mettre  au  crochet 
leur  défroque  parlementaire,  à  rengainer  leur  phraséologie,  à  cesser 
leurs  tirades  révolutionnaires  et  tout  leur  tintamarre  de  démagogues  ». 
Il  maintint  en  dépit  du  confusionnisme  démocratique  son  attitude 
purement  socialiste. 

Les  démocrates-socialistes  soulevèrent  maintes  disputes  contre  ce 
parlementaire  qui  ne  croyait  guère  au  suffrage  universel  et  que  les 
immortels  principes  ne  réussissaient  pas  à  hypnotiser.  Proudhon  eut 
un  duel  avec  Félix  Pyat,  déclina  une  autre  invitation  que  lui  adressa 
Delescluze  ;  il  s'absorbait  dans  sa  besogne  de  journaliste.  Au  Repré- 
sentant du  Peuple,  saisi  maintes  fois  et  définitivement  enterré  en  août, 
succéda  Le  Peuple,  d'abord  hebdomadaire,  puis  quotidien  en  novem- 
bre. Une  grande  idée  et  de  chimériques  espoirs  s'étaient  emparés  de 
lui  ;  il  voulait  réaliser  la  «  réforme  banquière  »  dont  il  avait  entretenu 
ses  électeurs,  en  fondant  une  Banque  du  Peuple. 

Aussitôt  après  l'élection  de  Bonaparte  à  la  présidence,  il  s'absorba 
dans  ce  projet.  Les  statuts  d'vme  société  en  commandite  furent  passés 
devant  notaire  le  31  janvier  1849.  Proudhon  reprenait  les  idées  qu'il 
avait  exposées  déjà.  D'après  son  programme,  la  Banque  devait  faci- 
liter aux  producteurs  l'écoulement  de  leurs  produits  par  l'échange 
mutuel.  Mais  la  libération  du  travail,  la  fin  de  l'iniquité  sociale,  ne 
pouvait  pas  être  atteint  par  ce  seul  moyen:  qui  donc  aurait  pu  pro- 
fiter du  crédit  de  la  banque   sinon  les   producteurs,   les  capitalistes, 


304  PORTRAITS    D  HIER 

puisque  les  ouvriers  ne  possèdent  pas  les  instruments  de  leur  travail  ? 
Aussi,  pour  obvier  à  cet  ironique  résultat,  Proudhon  fut  amené  a 
prévoir  en  même  temps  l'organisation  de  la  consommation  et  de  la 
production  par  deux  syndicats.  La  banque  devait  procurer  à  tou?,  les 
instruments  de  production,  meubles  ou  immeubles,  mais  par  quel 
moyen  ?  En  les  achetant  aux  capitalistes  par  des  bons  d'échange, 
c'était  consacrer  par  une  œuvre  d'émancipation  ouvrière  la  puissance 
économique  des  possédants  !  Ainsi  le  problème  de  la  reprise  se  posait 
encore  tout  entier. 

Proudhon  avait  voulu  éviter  la  socialisation  de  la  propriété  en  s'at- 
taquant  au  seul  échange,  et  il  avait  été  amené  peu  à  peu  à  reconnaître 
rinsuffisance.de  son  système,  la  nécessité  d'organiser  la  production. 
Le  mutuellisme  postule  le  socialisme  (i). 

Cet  essai  sincère,  mais  incomplet,  a  soulevé  beaucoup  de  railleries 
qu'il  ne  mérite  pas.  Ce  que  Proudhon  voulait  faire  pour  le  produit  du 
travail,  les  clearing-houses  le  font  en  quelque  sorte  pour  les  valeurs  de 
banques.  Le  problème  dont  il  avait  essayé  de  donner  une  solution 
générale,  les  coopératives  essaient  de  le  résoudre  par  l'organisation 
des  Wholesale  ou  des  Bourses.  Cela  suffit  à  montrer  l'intérêt  que 
présente  cette  partie  de  l'œuvre  proudhonienne,  si  mal  connue  et  si 
dédaigneusement  critiquée. 

L'imagination  et  l'enthousiasme  du  bon  Proudhon  l'illusionnaient 
sur  la  portée  de  son  entreprise,  mais  l'expérience  dont  il  se  promettait 
tant  de  merveilles  ne  put  même  pas  être  tentée.  En  mars  1849, 
deux  articles  irrespectueux  pour  le  prince-président  le  firent  condam- 
ner à  trois  mois  de  prison  et  quelques  milliers  de  francs  d'amende. 


Comme  il  ne  tenait  guère  au  martyre,  il  se  rendit  en  Belgique,  mais 
revint  à  Paris  où  il  fut  reconnu  et  arrêté  le  6  juin  ;  il  fit  la  connais- 
sance de  Sainte-Pélagie  oii  les  condamnés  politiques  jouissaient  d'un 
régime  relativement  agréable  et  dont  il  s'accommoda  assez  bien.  Le 
Peuple  étant  mort,  il  fonda  La  Voix  du  Peuple  où  il  mena  pendant 
trois  mois  une  polémique  érudite  contre  l'économiste  Bastiat.  Il  em- 
ploya encore  la  fin  de  cette  année  1849  à  écrire  les  Confessions  d'un 
révolutionnaire. 

Proudhon  bénéficiait,  comme  la  plupart  des  condamnés  politiques, 
de  trois  ou  quatre  jours  de  sortie  par  mois  pendant  lesquels  il  remisait 
chez  le  plus  proche  marchand  de  vins  le  gardien  chargé  de  l'accompa- 
gner !  Ce  fut  le  moment  que  choisit  l'enfermé  ponv  prendre  femme. 


(i)  C'est  ce  que  M.  Aucuy,  qui  a  consacré  au  système  une  excellente  étude,  a  par- 
faitement démontré.  Les  systèmes  socialistes  d'échange,  ch.  11  (1908). 


7J////0     ^î■"m^     -%\v 

Proudlion  sur  son  lit  de  mort,  par  G.   Courbet. 


A  la  fin  de  l'année  1849  il  épousa  Eugénie  Piégard,  jeune  fille  de 
mœurs  sévères,  peu  instruite,  mais  d'un  esprit  droit  et  d'un  cœur  ai- 
mant. Leur  mariage  fut  heureux. 

Pas  plus  que  ses  devanciers  le  nouveau  journal  de  Proudhon  n'avait 
les  faveurs  du  pouvoir.  De  nouvelles  poursuites  contre  La  Voix  du 
Peuple  firent  transférer  l'écrivain  à  la  Conciergerie,  puis  à  Doullens 
où  il  retrouva  Barbés,  Blanqui,  Raspail,  Martin  Bernard  et  leurs  com- 
pagnons ;  de  là,  il  fut  ramené  à  Paris  pour  obtenir  un  acquittement 
dans  son  procès  et  réintégrer  enfin  Sainte-Pélagie  le  15  septembre 
1851.  Une  deuxième  apparition  du  Peuple  ne  dura  que  quelques  mois. 
En  même  temps,  il  publiait  Vidée  générale  de  la  Révolution  au 
Z/X"  siècle. 

Il  donnait  au  problème  révolutionnaire,  non  sa  signification  politi- 
que traditionnelle,  mais  sa  signification  économique.  Oui,  il  y  a  des 


3o6  PORTRAITS    d'hier 

raisons  suffisantes  de  faire  une  Révolution,  mais  comment  la  faire  ? 
En  substituant  au  régime  des  lois  le  régime  des  contrats,  à  l'autorité  la 
réciprocité,  au  régime  gouvernemental,  féodal  et  militaire  (ces  expres- 
sions sont  de  Saint-Simon),  im  régime  administratif  ou  industriel,  en 
constituant  une  société  qui  aurait  pour  base,  non  plus  une  hiérarchie 
des  pouvoirs  politiques,  mais  l'organisation  des  forces  économiques. 
«  L'atelier,  avait-il  écrit  à  Pierre  Leroux,  fera  disparaître  le  gouver- 
nement. ))  Il  remarquait  que  «  l'idée  de  contrat  est  exclusive  de  celle 
de  gouvernement  »,  et  développait  ses  idées  anarchiques. 

«  Ce  que  nous  mettons  à  la  place  des  lois,  ce  sont  les  contrats... 

«  Ce  que  nous  mettons  à  la  place  des  pouvoirs  politiques,  ce  sont  les 
forces  économiques. 

«  Ce  que  nous  mettons  à  la  place  des  anciennes  classes  de  citoyens, 
noblesse  et  roture,  bourgeoisie  et  prolétariat,  ce  sont  les  catégories  et 
spécialités  de  fonctions.  Agriculture,  Industrie^  Commerce,  etc..  (  i)  » 

Vint  le  Coup  d'Etat.  Proudhon.  était  justement  de  sortie  le  3  dé- 
cembre lorsque  les  députés  républicains  cherchaient  vainement  à  per- 
suader aux  ouvriers  de  défendre  la  République  meurtrière  de  leurs 
camarades  en  juin  1848.  Rencontrant  Victor  Hugo  vers  la  place  de  la 
Bastille,  il  lui  déconseilla  la  lutte.  Pendant  que  les  soldats  ivres  fusil- 
laient les  bourgeois  des  boulevards  avec  moins  de  fureur  que  ceux-ci 
avaient  massacré  les  insurgés  du  faubourg  Antoine,  il  se  laissait  em- 
porter par  son  imagination.  C'est  un  moment  de  sa  vie  que  l'on  ne 
peut  guère  comprendre  chez  un  révolutionnaire  aussi  clairvoyant.  Il 
crut  alors  que  l'état-major  de  canailles  qui  se  disposait  à  régner  au 
nom  de  Napoléon  III  allait  se  trouver  obligé  de  réaliser  le  sociaîi.^me. 
Inconcevable  mirage  !  Il  se  prêta  même  à  des  entrevues  avec  de 
Morny.  Sa  prison  finie,  il  publia  la  Révolution  sociale  démontrée  par 
le  Coup  d'Etat  (1858). 

Cet  extraordinaire  moment  d'aberration  ne  trouve  de  circonstances 
atténuantes  que  dans  la  passion  de  Proudhon  et  son  impatience  à 
réaliser  —  «  même  en  se  lavant  les  mains  avec  du  fumier  »  —  les 
réformes  souhaitées  par  lui.  Il  fut  bien  vite  dégrisé. 

Libre,  il  emmena  sa  nouvelle  famille  dans  son  pays  natal.  Il  écrivait 
toujours  pour  subvenir  à  des  besoins  croissants.  Il  était  probe  et  ses 
scrupules  l'entraînèrent  à  refuser  un'e  compensation  de  vingt  mille 
francs  qu'on  lui  offrit  en  1853  pour  le  dédommager  de  ses  démarches 
en  vue  de  la  construction  d'une  voie  ferrée  de  Besançon  à  Mulhouse. 
Il  n'avait  pas  cessé  ses  relations  avec  le  pouvoir  auprès  duquel  il  s'en- 
tremettait en  faveur  des  proscrits.  Cette  attitude  lui  valut  des  inimi- 
tiés qui  se  traduisirent  par  d'acerbes  critiques  à  l'égard  de  sa  Philoso- 
phie du  Progrès  (1853). 


(i)  Idée  générale,  p.  259. 


P.-J.    PROUDHON  307 

La  même  année,  mettant  en  pratique  son  expérience  financière,  il 
publia  en  collaboration  avec  Duchêne  un  Manuel  dit  Spéculateur  à  la 
Bourse,  où  il  se  livrait  à  une  critique  véhémente  des  opérations  finan- 
cières tout  en  cherchant  le  moyen  d'y  mettre  un  terme.  «  Il  faut,  di- 
sait-il, que  cette  situation  ait  une  issue  :  ou  le  triomphe  du  système, 
c'est-à-dire  l'expropriation  en  grand  du  pays,  la  concentration  des 
capitaux,  du  travail,  sous  toutes  ses  formes,  l'aliénation  de  la  person- 
nalité, du  libre  arbitre  des  citoyens,  au  profit  d'une  poignée  de  spécu- 
lateurs insatiables,  —  ou  la  liquidation.  »  Proudhon  demandait  au 
pouvoir  s'il  était  capable  de  résoudre  le  problème  dont  il  indiquait 
quelques  solutions  réformistes  :  «  Si  oui,  qu'il  l'entreprenne,  et  nous 
sommes  prêts  à  l'applaudir.  Sinon,  qu'il  se  taise  ;  laissez  parler  le  pro- 
cureur général  de  la  Révolution.  « 

Vienne  la  secousse  finale  !  s'écriait-il. 


Un  biographe  réactionnaire,  E.  de  Mirecourt,  publia  en  1856  une 
étude  sur  Proudhon.  Venimeuse  et  diffamatoire,  elle  demeurera  comme 
un  chef-d'œuvre  de  calomnie  jésuitique,  et  cependant  elle  dut  recon- 
naître la  dignité  de  la  vie  privée  du  penseur  socialiste  (i).  Ne  nous 
indignons  pas  trop  !  Cette  brochure  infâme  donna  à  Proudhon  l'occa- 
sion d'écrire  trois  volumes  :  De  la  Justice  dans  la  Révolution  et  dans 
l'Eglise,  où  il  aborda  enfin  ses  idées  sur  la  religion  (1858). 

Passionné  et  enthousiaste,  Proudhon  ne  pouvait  pas  garder  sur  la 
question  de  Dieu  et  de  l'Eglise  l'attitude  sereine  et  détachée  des  pen- 
seurs aristocrates  et  sceptiques  comme  Renan.  Son  atmosphère,  c'était 
la  bataille.  Dans  les  Contradictions  il  avait  écrit  :  «  Dieu,  c'est  le 
mal  !»  Le  8  janvier  1847,  comme  il  se  faisait  recevoir  franc-maçon 
par  une  loge  bisontine,  à  la  question  traditionnelle  :  «  Que  donnez- 
vous  à  Dieu  ?  »  le  néophyte  répondit  :  «  La  guerre  !  »  Ce  fut,  parait- 
il,  un  beau  scandale  chez  les  chevaliers  du  triangle. 

Anti-religieux,  il  l'était  devenu  surtout  après  avoir  vu  l'Eglise  met- 
tre sa  force  de  domination  et  sa  discipline  au  service  des  intérêts  con- 
servateurs. Philosophe,  il  expliqua  longuement  ses  idées  dans  un  livre 
admirable,  non  seulement  par  sa  thèse  mais  encore  par  les  détails  de  la 
démonstration.  Les  qualités  et  les  défauts  de  l'auteur  s'y  donnent  éga- 
lement libre  cours.  Ses  idées  générales  s'enchaînent  avec  logique,  mais 
son  imagination,  sa  pensée  subtile  et  un  peu  procédurière,  l'entraînè- 


(i)  Il  est  bon  d'invoquer  de  pareils  témoignages  :  «  La  vie  privée  de  Proudhon 
est  inattaquable.  Son  intérieur  est  patriarcal.  Il  habite  rue  d'Enfer  (aujourd'hui 
rue  Denfert-Rochereau)  un  modeste  appartement  au  rez-de-chaussée,  oii  tout  respire 
la  paix  et  l'ordre.  »    P.   50   (note). 


308  PORTRAITS    d'hier 

rent  souvent  à  rattacher  à  l'argumentation  principale  des  faits  ou  des 
conceptions  qui  n'ont  avec  elles  qu'un  rapport  éloigné.  Un  tel  livre  se 
prête  difficilement  à  l'analyse. 

Nous  avons  vu  toute  l'importance  que  Proudhon  attachait  à  l'idée 
de  justice  ;  pour  lui,  l'établissement  de  rapports  équitables  entre  les 
hommes  est  la  raison  d'être  de  la  Société,  la  Justice  est  l'œuvre  de  la 
Révolution  à  laquelle  s'oppose  incessamment  l'Eglise.  «  L'homme,  en 
vertu  de  la  raison  dont  il  est  doué,  a  la  faculté  de  sentir  sa  dignité 
dans  la  personne  de  son  semblable  comme  dans  sa  propre  personne,  et 
d'affirmer,  sous  ce  rapport,  son  identité  avec  lui.  La  Justice  est  le  pro- 
duit de  cette  faculté  :  c'est  le  respect  spontanément  éprouvé  et  réci- 
proquement garanti,  de  la  dignité  humaine,  en  quelque  personne  et 
dans  quelque  circonstance  qu'elle  se  trouve  compromise  et  à  quelque 
risque  que  nous  expose  sa  défense  (i).  » 

Proudhon  n'a  aucune  peine  à  établir  l'antagonisme  de  la  Révolution 
et  de  l'Eglise.  L'idée  de  justice  se  fonde  sur  le  sentiment  de  la  dignité 
humaine  que  le  christianisme  dégrade  et  nie.  A  la  raison,  la  religion 
oppose  la  révélation.  Le  droit  canon  contredit  le  droit  civil,  la  foi 
l'équité.  L'Eglise  essaie  de  mettre  la  main,  par  les  prêtres  et  le  confes- 
sionnal, sur  le  mariage,  expression  de  la  justice.  Elle  favorise  l'injuste 
répartition  entre  quelques-uns  de  ces  richesses  qu'elle  feint  de  consi- 
dérer comme  méprisables  et  qu'elle  s'ingénie  cependant  à  capter.  L'œu- 
vre de  la  Révolution,  c'est  l'émancipation  et  le  relèvement  de  la  per- 
sonnalité humaine,  l'Eglise  cherche  à  abêtir  pour  dominer.  Elle  répu- 
gne à  l'éducation,  à  la  science,  à  la  philosophie  ;  si  elle  feint  d'ensei- 
gner, c'est  pour  tromper  plus  sûrement.  Son  action  nie  la  loi  morale 
qu'elle  prétend  révéler. 

Il  n'y  a  d'autre  révélateur  de  la  loi  morale,  pour  l'homme,  que  sa 
conscience  :  «  Sentir  et  affirmer  la  dignité  humaine,  d'abord  dans 
tout  ce  qui  nous  est  propre,  puis  dans  la  personne  du  prochain,  et  cela 
sans  retour  d'égoïsme  comme  sans  considération  aucune  de  divinité  ou 
de  communauté  :  voilà  le  droit.  Etre  prêt  en  toute  circonstance  à 
prendre  avec  énergie,  et  au  besoin  contre  soi-même,  la  défense  de  cette 
dignité  :  voilà  la  Justice  (2).  » 

On  peut  nier  qu'une  pareille  morale  soit  possible  à  fonder,  on  peut 
remarquer  que  les  maximes  de  Proudhon  sont  admirables,  mais  im- 
puissantes à  créer  la  conviction  nécessaire  ;  il  n'est  pas  permis  de  con- 
tester l'élévation  et  la  noblesse  d'une  pareille  règle  de  vie  qui  pose  en 
principe  la  dignité  humaine  pour  défendre  le  droit,  la  liberté,  l'indé- 
pendance et  le  progrès.  «  Cette  science  du  droit  et  du  devoir,  que 
nous  cherchons  partout  en  vain,  que  l'Eglise  ne  posséda  jamais  et  sans 


(i)  De  la  Justice,  t.  I,  p.   182. 
(2)  De  la  Justice,  t.  I,  p.  216. 


& 


P.-J.    PROUDHON  309 

laquelle  il  nous  est  impossible  de  vivre,  je  dis  que  la  Révolution  en  a 
produit  tous  les  principes  ;  que  ces  principes,  à  notre  insu,  nous  régis- 
sent et  nous  soutiennent,  mais  que,  tout  en  les  affirmant  du  fond  du 
cœur,  nous  y  répugnons  par  préjugé,  et  que  c'est  cette  infidélité  à 
nous-mêmes  qui  fait  notre  misère  et  notre  servitude  (i).  » 


L'hostilité  acharnée  de  l'Eglise  contre  son  œuvre  prouva  bien  que 
Proudhon  avait  touché  juste.  De  ta  Justice,  paru  le  22  avril  1858,  fut 
saisi  le  28  ;  le  2  juin,  après  qu'il  eut  adressé  une  Pétition  au  Sénat, 
Proudhon  ^ut  condamné  à  trois  ans  de  prison  et  4.000  francs  d'a- 
mende (2).  Il  passa  en  Belgique  le  17  juillet,  s'installa  à  Bruxelles  sous 
le  nom  de  Durfort  et  vécut  à  l'écart  des  proscrits  républicains  avec 
lesquels,  nous  l'avons  vu,  il  ne  sympathisait  pas  extrêmement.  Sa 
femme  et  ses  enfants  le  rejoignirent  à  la  fin  de  l'année  et  la  famille 
s'installa  dans  une  maisonnette  d'Ixelles. 

Cependant,  il  lui  fallait  écrire,  mais  une  maladie  le  terrassa.  Sa 
santé  qui  n'avait  jamais  été  très  forte  ne  s'était  pas  relevée  d'une 
attaque  de  choléra  qui  avait  failli  l'enlever  en  1854.  En  outre,  son 
épouse  et  ses  fillettes  revinrent  malades  de  Paris.  La  misère  entra 
dans  la  famille  et  le  fier  socialiste  en  fut  réduit  à  accepter  les  services 
de  quelques  amis.  C'est  alors  qu'il  participa  au  concours  ouvert  par  le 
canton  de  Vaud  (Suisse)  pour  le  meilleur  mémoire  sur  l'impôt  :  il 
obtint  le  premier  prix  et  les  mille  francs  que  lui  rapporta  son  travail 
servirent  à  remettre  un  peu  d'ordre  dans  son  budget  compromis. 

Le  21  mai  1861  paraissait  La  Guerre  et  la  Paix.  De  tous  les  livres 
de  Proudhon  celui-ci  a  été  le  plus  incompris.  Tous  les  démocrates, 
tous  les  pacifistes  s'indignèrent  contre  l'auteur  qui  ne  put  que  s'étonner 
à  son  tour  :  «  J'ai  entrepris,  disait-il  dans  une  préface  postérieure, 
de  réhabiliter  un  droit  honteusement  méconnu  par  tous  les  juristes, 
sans  lequel  ni  le  droit  des  gens,  ni  le  droit  politique,  ni  le  droit  civil 
n'ont  de  vraie  et  de  solide  base:  ce  droit  est  le  droit  de  la  force... 
Mais  je  n'ai  pas  dit  que  la  force  fît  le  droit,  ni  qu'elle  fût  tout  le 
droit,  ni  qu'elle  fût  préférable  en  tout  à  l'intelligence. 

»  J'ai  rendu  hommage  à  l'esprit  guerrier,  calomnié  par  l'esprit  in- 


(i)  De  la  Justice,  t.  I,  p.  170. 

(2)  Voici  quelques  considérants  du  jugement  :  «  Attendu  que...  il  reproduit  des 
attaques  contre  la  religion,  en  les  résumant  et  en  les  précisant  ;  qu'en  effet  il  per- 
siste à  représenter  la  religion  comme  extra-constitutionnelle,  dépourvue  d'ordres 
juridiques,  n'ayant  aucune  doctrine  morale  et  ne  sachant  rien  du  mariage  et  de  la 
famille,  et  articule  que  le  maintien  de  la  religion  compromettrait  aux  yeux  de  la 
société  le  gouvernement  qui  la  tolérerait  ;  —  qu'il  a  dans  pet  esprit  commis  le  délit 
d'outrage  à  la  morale  publique  et  religieuse...  » 


310  PORTRAITS   D  HIER 

dustriel;  mais  je  n'en  ai  pas  moins  reconnu  que  l'héroïsme  doit  dé- 
sormais céder  la  place  à  l'industrie.   » 

Il  avait  voulu  démontrer  la  fin  du  règne  de  la  guerre,  et  on  l'ac- 
cusait de  la  glorifier!  La  méprise  était  possible  et  l'auteur  pouvait 
s'en  prendre  à  lui-même  d'avoir  été  si  mal  compris.  Son  livre  est  mal 
fait  et  sans  équilibre,  écrit  dans  une  langue  toute  particulière,  dans  un 
style  souvent  outrancier,  et  l'on  comprend  assez  que  ses  contemporains 
l'aient  méconnu  de  bonne  foi.  Il  s'était  flatté  de  donner  une  «  belle 
application  »  de  sa  doctrine  de  la  justice,  mais  elle  surprit  plutôt  ! 

Malgré  ses  défauts  qui  en  font  le  livre  le  plus  mal  composé  de 
Proudhon,  La  Guerre  et  la  Paix  demeure  une  œuvre  capitale.  Il  ne 
faudrait  pas  en  juger  avec  des  sentiments  pacifistes  ou  résignés.  L'au- 
teur, à  sa  manière,  célèbre  la  guerre  comme  Darwin  exposait  à  la 
même  époque  la  lutte  pour  la  vie.  Plus  de  mièvreries  sentimentales, 
de  fades  berquinades,  de  peur  des  coups  et  de  la  lutte!  La  guerre 
est  un  fait  primordial,  «  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  elle  est 
essentielle  à  notre  humanité  ;  elle  en  est  une  condition  vitale,  morale.  » 
Vivre  c'est  agir,  or  «  agir,  c'est  combattre  ». 

La  guerre  est  «  divine  »  car  elle  est  une  loi  du  monde,  comme  disait 
J.  de  Maistre;  elle  est  une  «  révélation  reUgieuse  »,  et  tous  les  peu- 
ples guerriers  ont  été  des  peuples  religieux;  une  «  révélation  de  la 
justice  ))  :  elle  crée  le  souv€rain  comme  aussi  bien  elle  sert  de  base  à 
la  démocratie,  et  par  là  elle  fonde  la  notion  du  droit  ;  une  «  révélation 
de  l'idéal  »  et  de  l'art;  une  «  discipline  de  l'humanité  »,  indispensable 
à  son  développement  et  qui  «  communique  à  tout,  dans  la  société,  la 
vie  et  la  flamme  »  ;  elle  exalte  la  personne  humaine  dans  tout  ce 
qu'elle  a  de  noble  et  de  généreux:  la  dignité,  la  fierté,  l'honneur,  la 
vertu  et  le  dévouement. 

Voilà,  n'est-ce  pas,  un  panégyrique  qui  était  bien  fait  pour  sur- 
prendre? Proudhon  devait  étonner  bien  davantage  les  pacifistes  et  les 
philosophes  en  leur  apprenant  que  la  guerre  est  un  jugement  rendu 
au  nom  de  la  force,  et  qu'il  y  a  un  droit  de  la  force  «  en  vertu  du- 
quel le  plus  fort  a  le  droit,  en  certaines  circonstances,  d'être  préféré 
au  plus  faible  ».  Là-dessus,  on  a  crié  au  scandale,  on  a  déclaré  que 
Proudhon  identifiait  la  justice  et  la  force.  Laissons-le  préciser:  «  Droit 
et  force  ne  sont  pas  choses  identiques...  La  force  a  son  droit  qui  n'est 
pas  le  droit,  tout  le  droit,  mais  qu'on  ne  saurait  sans  déraison  mé- 
connaître »  ;  il  n'est  que  le  premier  en  date,  et  à  côté  de  la  force,  le 
travail  et  l'intelligence,  par  exemple,  peuvent  revendiquer  des  droits 
aussi  légitimes. 

Mais  «  la  guerre  n'est  point  telle  dans  son  action  que  son  priticipe 
et  sa  fin  la  supposent  ».  En  réalité,  dans  sa  forme  présente,  elle  est 
barbarie  et  cruauté.  Contre  elle,  l'intelligence,  le  travail,  l'industrie 
aspirent  passionnément  à  la  paix.  Son  règne  va-t-il  donc  durer  tou- 


P.-J.    PROUDHON  311 

jours?  Non,  car  elle  subit  une  évolution,  une  transformation.  «  L'état 
social  est  un  état  de  guerre.  »  Dans  l'état  présent  de  la  société,  ces 
questions  économiques  l'emportent  sur  les  questions  politiques. 
Qu'est-ce  à  dire?  Ceci,  qu'aux  luttes  nationales  succède  la  lutte  des 
classes,  et  que  le  droit  de  la  force  ne  disparaîtra  pas  de  sitôt.  N'est-il 
pas  d'ailleurs  le  droit  du  nombre,  c'est-à-dire  le  droit  du  peuple? 
Parce  que  «  nous  n'avons  que  faire  pour  cela  de  nous  attaquer  à  la 
baïonnette  et  de  nous  tirer  des  coups  de  fusils  »,  la  guerre  n'en  aura 
pas  moins  son  mot,  sous  cette  nouvelle  forme.  «  La  démocratie  in- 
dustrielle brisera  au  nom  du  droit  de  la  force,  synonyme  du  droit 
au  travail,...  la  suzeraineté  de  l'argent...  Ce  sera  justice;  la  force,  une 
fois  de  plus,  aura  fait  droit.  »  Seul  le  régime  de  la  justice  pourra 
alors  fonder  la  paix  que  tous  désirent.  «  L'humanité  travailleuse  est 
seule  capable  d'en  finir  avec  la  guerre,  en  créant  l'équilibre  écono- 
mique, ce  qui  suppose  une  révolution  radicale  dans  les  idées  et  dans 
les  mœurs  (i).  » 

«  Si  M.  Proudhon  aimait  le  peuple,  disait  comiquement  un  de  ses 
détracteurs,  il  ne  chercherait  pas  à  faire  du  socialisme  un  épouvantail, 
il  le  rendrait  attrayant.  »  Il  est  certain  qu'une  conception  comme 
celle  que  nous  venons  d'exposer  n'a  pas  l'attrait  des  douces  églogues 
pacifistes,  mais  elle  est  plus  virile  et  plus  vraie.  Rien  n'était  plus 
étranger  à  ce  vigoureux  penseur  que  les  jérémiades  démocratiques; 
il  refusa,  par  exemple,  de  souscrire  au  prétendu  droit  des  nationalités 
alors  en  si  grande  faveur. 

Il  combattit  l'émancipation  des  Polonais  qui  oubliaient  d'accorder 
à  leurs  malheureux  serfs  les  droits  et  les  libertés  qu'ils  revendi- 
quaient pour  eux-mêmes.  Il  s'attaqua  à  Mazzini,  à  Garibaldi,  à  l'unité 
italienne  qu'il  critiqua  quelque  temps  après  dans  la  Fédération  et 
l'Unité  en  Italie  (1862).  Un  article  le  fit  accuser  par  les  Belges  de 
conseiller  l'annexion  de  leur  pays  à  Napoléon  III.  Des  manifestations 
hostiles  éclatèrent  à  Bruxelles,  obligeant  à  fuir  Proudhon  qui  était 
en  réalité  opposé  à  cette  annexion!  Une  détision  impériale  du  12  dé- 
cembre 1860  lui  avait .  fait  remise  de  sa  peine,  aussi  put-il  revenir  à 
Paris  en  septembre  1862. 

Cinq  mois  plus  tard,  s'inspirant  des  idées  fédéralistes  qu'il  avait 
émises  au  sujet  de  l'unité  italienne,  il  donna  Du  principe  fédératif  et 
de  la  nécessite  de  reconstituer  le  parti  de  la  Révolution.  Beau  livre, 
mais  mal  construit  encore,  fait  de  pièces  et  de  morceaux  disparates. 
Il  combattait  les  «  hallucinations  unitaires  »  ;  au  lieu  des  immenses 
nations  qui  achevaient  de  se  créer,  il  aurait  préféré  «  un  faisceau 
de  souverainetés  garanties  les  unes  par  les  autres  »,   autonomes,  et 


(i)  De  la  Justice,  t.  II,  p.  381. 


PORTRAITS   D  HIER 


dans  chacune  desquelles  pourraient  se  développer  librement  les  aspi- 
rations de  chaque  groupe  humain,  libéré  de  la  néfaste  centralisation 
administrative.  Au  principe  de  nationalité  qu'il  déclarait  insaisissable 
il  préférait  la  justice. 


Mais  toutes  les  œuvres  qu'il  avait  données  depuis  le  début  de  l'Em- 
pire l'avaient  écarté  de  la  cause  populaire,  des  intérêts  immédiats  des 
travailleurs  et  des  questions  politiques  de  l'heure.  Le  prolétariat  ce- 
pendant ne  demandait  qu'à  lui  rendre  sa  confiance. 

L'Empire  déclinait  visiblement  malgré  la  prospérité  économique  du 
pays.  Les  élections  de  1863  avaient  révélé  une  masse  considérable 
d'opposants  dans  toutes  les  grandes  villes  ;  l'échec  partiel  des  can- 
didatures officielles  fut  pour  Proudhon  une  grande  joie,  mais  il  se 
défiait  des  trente-six  députés  qui  formaient  une  opposition  bigarrée. 

Il  était  malade.  Ecrire,  toujours  écrire  !  Il  s'épuisait  à  cette  tâche. 
Quand  il  travaillait,  c'était  tout  d'une  pièce,  d'arrache-pied,  jusqu'à 
oublier  dans  son  acharnement  toutes  ses  autres  préoccupations.  Il  ne 
se  délassait  de  cette  hantise  que  par  la  vie  de  famille,  faisant  chaque 
soir  à  sa  femme  et  à  ses  deux  filles  la  lecture  de  livres  comme  le 
Rohiiison  suisse.  Le  i"^  janvier  1864  il  fut  gravement  atteint  de 
catarrhe  et  d'asthme  et  ne  put  guère  recommencer  à  sortir  qu'en 
février. 

Le  peuple  revenait  à  lui.  Au  moment  même  o\i  l'on  pouvait  croire 
que  les  ouvriers  l'avaient  oublié,  la  première  affirmation  de  la  classe 
ouvrière  était  essentiellement  proudhonienne.  La  prospérité  de  l'Em- 
pire ne  s'étendait  pas  à  tous  et  les  travailleurs  se  trouvaient  dans  une 
situation  précaire.  Le  coût  de  la  vie  avait  augmenté  dans  une  propor- 
tion beaucoup  plus  forte  que  les  salaires;  d'autre  part,  1'»  hausmanni- 
sation  »  de  Paris  avait  bouleversé  la  capitale,  transformant  les  rues 
dans  lesquelles  vivaient  côte  à  côte  les  ouvriers  et  les  patrons  en  quar- 
tiers exclusivement  bourgeois,  refoulant  la  partie  laborieuse  de  la 
population  vers  les  arrondissements  extérieurs.  Ainsi  les  faits  appre- 
naient aux  salariés  que  la  prospérité  générale  n'est  pas  la  leur,  tant 
s'en  faut,  que  leurs  intérêts  sont  distincts  de  ceux  de  leurs  maîtres 
et  qu'ils  formaient  si  bien  une  classe  qu'ils  étaient  réduits  à  vivre  à 
part. 

Pour  parer  à  la  sourde  excitation  des  ateliers  et  pour  détacher  les 
travailleurs  de  l'opposition  bourgeoise,  le  gouvernement  impérial  fit 
mine  de  les  favoriser,  mais,  loin  d'adhérer  à  un  vague  socialisme 
césarien,  un  certain  nombre  d'entre  eux  présentèrent  à  Paris,  aux 
élections  de  1863,  des  candidats  ouvriers  qui  réussirent  seulement  à 
soulever  un  toile  dans  la  presse  d'opposition.  «  Est-ce  que  nous  ne 
sommes  pas  citoyens  au  même  titre?  »  demandaient  les  républicains 


P.-J.    PROUDHON  313 

bourgeois.  L'année  suivante,  ÏOpinion  nationale  publia  le  Manifeste 
des  soixante  pour  patroner  de  nouvelles  candidatures. 

Il  est  certain,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  que  Proudhon  ne  collabora  pas 
à  ce  Manifeste,  mais  celui-ci  représentait  si  bien  sa  doctrine  qu'il 
l'approuva  par  une  Lettre  adressée  «  aux  ouvriers  de  Paris  et  de 
Rouen  »,  le  8  mars. 

«  Il  s'agit,  le  dirai-je,  de  faire  comprendre  à  la  plèbe  française  que 
si,  en  1869,  elle  s'avise  de  gagner  pour  le  compte  de  ses  patrons  une 
bataille  comme  celle  qu'elle  leur  a  gagnée  en  1863-64  [en  élisant  des 
républicains  bourgeois],  son  émancipation  peut  être  retardée  d'un 
demi-siècle...  Ce  stoïque  veto,  enfin  lancé  par  nous  contre  de  présomp- 
tueuses candidatures,  n'était  rien  moins  que  l'annonce  d'un  nouvel 
ordre  de  choses,  la  prise  de  possession  de  nous-mêmes  comme  parti 
du  droit  et  de  la  liberté,  l'acte  solennel  de  notre  entrée  dans  la  vie 
politique,  et  si  j'ose  le  dire,  la  signification  au  vieux  monde  de  sa 
prochaine  déchéance.  » 

La  maladie  l'accablait  encore;  des  rechutes  successives  se  produi- 
sirent; enfin,  en  aoCit  1864,  il  se  résigna  à  abandonner  momentané- 
ment ses  travaux  pour  revenir  dans  son  pays  natal.  Sa  villégiature 
n'améliora  pas  son  état  et  il  en  avait  conscience  ;  au  vieux  bibliothé- 
caire Weiss  qui  l'avait  connu  tout  jeune,  il  dit  dans  une  suprême 
visite  :  «  Je  viens  vous  faire  mes  adieux.  Je  suis  en  train  de  mourir. 
J'étais  venu,  dernier  espoir,  respirer  l'air  natal,  mais  l'oxygène  de 
nos  montagnes  n'a  -pu  changer  mon  état.  Mes  jours  sont  comptés. 
Je  m'en  retourne  pour  finir  en  paix  chez  moi  (i).  »  Il  était  usé  par  le 
surmenage  et  l'intensité  de  sa  pensée.  Revenu  à  Paris,  très  faible  et 
très  las,  le  14  septembre,  il  traina  quelques  mois  encore  puis  s'étei- 
gnit le  19  janvier,  jour  anniversaire  de  sa  naissance,  dans  son  modeste 
logement  de  Passy. 

Sa  mort  fut  simple,  frustre  et  digne  comme  sa  vie. 


Tué  par  son  travail  et  son  dévouement  envers  «  ses  frères  et  com- 
pagnons ))  ouvriers,  Proudhon  disparut  trop  tôt  pour  applaudir  aux 
grands  efforts  d'émancipation  de  la  classe  laborieuse.  Il  put  voir 
cependant  la  naissance  de  l'Association  internationale  des  Travail- 
leurs, fondée  le  28  septembre  1864  au  meeting  célèbre  de  Saint-Mar- 
tin's  Hall,  à  Londres.  Mais  de  tels  hommes  ne  meurent  pas  tout  en- 
tiers; ils  laissent  après  eux  leurs  œuvres,  filles  immortelles,  et  leurs 
idées  prolongent  leur  existence  au-delà  de  la  tombe.  Jamais  l'influence 


(i)  Ch.  Thuriet.  Dernier  voyage  de  Proudhon  à  Besançon. 


314  PORTRAITS   D  HIER 

de  Proudhon  vivant  ne  fut  comparable  à  celle  qu'il  exerça  après  sa 
mort.  Il  laissait  d'ailleurs  de  nombreux  travaux  inédits  qui  furent 
publiés  coup  sur  coup.  La  plus  importante  de  ces  œuvres  posthumes, 
De  la  capacité  politique  des  classes  ouvrières  (1865),  arriva  juste  à 
point  pour  donner  au  prolétariat  en  voie  d'organisation  un  commen- 
taire au  Manifeste  des  soixante  (i). 

«  Citoyens  au  même  titre!  »  avaient  déclaré  les  journaux  de 
l'opposition.  Proudhon  ne  s'attarda  pas  à  réfuter  le  sophisme  voulu 
des  bourgeois  de  toute  école  qui  reprochaient  aux  ouvriers  de  n'être 
pas  satisfaits  de  l'égalité  politique,  de  réclamer  encore  et  surtout  l'éga- 
lité économique,  sans  laquelle  la  première  n'est  qu'un  mot.  «  Oui, 
expliquait-il;  les  classes  ouvrières  ont  pris  conscience  d'elles-mêmes 
et  nous  pouvons  assigner  la  date  de  cette  éclosion,  c'est  l'année  1848... 
Oui,  les  classes  ouvrières  jjossèdent  une  idée  qui  correspond  à  la  cons- 
cience qu'elles  ont  d'elles-mêmes  et  qui  est  en  parfait  contraste  avec 
l'idée  bourgeoise...  [Mais]  sûres  d'elles-mêmes  et  déjà  à  moitié  éclai- 
rées sur  les  principes  qui  composent  leur  foi  nouvelle,  [elles]  ne  sont 
pas  encore  parvenues  à  déduire  de  ces  principes  une  pratique  générale 
conforme,  une  politique  appropriée;  témoin  leur  vote  en  commun  avec 
la  bourgeoisie,  témoin  les  préjugés  politiques  de  toute  sorte  auxquels 
elles  obéissent.  » 

Les  travailleurs  ont  donc  une  conscience  de  classe,  mais  ils  ne  l'ont 
pas  développée  entièrement;  c'est  qu'ils  ne  viennent  que  de  naître  à 
la  vie  politique  et  qu'ils  manquent  d'expérience.  Cette  conscience 
s'opposera  de  plus  en  plus  à  celle  de  la  bourgeoisie,  «  conscience  équi- 
voque, semi-libérale,  semi-féodale,  qui  n'a  rien  à  dire  d'elle-même», 
qui  se  dissout  pendant  que  la  classe  ouvrière  «  se  pose,  s'affirme, 
parle  de  son  émancipation  et  de  son  avenir».  Pourquoi  faut-il  que 
cette  affirmation  hardie  de  l'antagonisme  de  deux  classes  soit  gâtée 
par  des  allusions  à  line  entente  possible  entre  la  classe  ouvrière  et  la 
petite  bourgeoisie?... 

«Je  suis  révolutionnaire,  disait  Proudhon,  mais  pas  bousculeur  ». 
Ses  premiers  disciples  se  souvinrent  seulement  de  ce  second  caractère. 
C'étaient  des  proudhoniens,  les  ouvriers  français  qui  participèrent  à  la 
fondation  de  l'Internationale.  La  célèbre  association,  «  enfant  né  dans 
les  ateliers  de  Paris  et  élevé  à  Londres  »,  se  partagea  entre  deux  tefi- 
dances,  celle  du  Conseil  général  où  dominait  l'influence  de  Marx,  et 
celle  des  groupes  parisiens  qui  suivaient  les  enseignements  de  Prou- 
dhon: au  congrès  de  Genève  (1868),  les  délégués  français  firent  adopter 
leur  mémoire  qui  constituait  tm  résumé  assez  exact  de  ses  doctrines. 
Marx  le  voyait  bien  lorsqu'il  écrivait  avec  aigreur  à  son  ami  Kugel- 


(i)  Parmi  ces  livres,  citons  encore:   Théorie  de  la  Propriété,  France  et  Rhin,  La 
Poriiocratie,  La  Bible  annotée,  Césarisme  et  Christianisme,  Du  Principe  de  l'Art,  etc. 


P.-J.    PROUDHON  315 

mann,  le  9  octobre  :  «  Messieurs  les  Parisiens  avaient  la  tête  pleine  des 
phrases  de  Proudhon  les  plus  vides;  ils  parlent  de  science  et  ils  ne 
savent  rien;  ils  repoussent  toute  action  révolutionnaire,  id  est  résul- 
tant de  la  lutte  des  classes,  tout  mouvement  social  concentré,  c'est-à- 
dire  réalisable  par  des  moyens  politiques.  Sous  prétexte  de  liberté, 
d'antigouvemementalisme  et  d'individualisme  anti-autoritaire,  ces  mes- 
sieurs, qui  depuis  seize  ans  endurent  et  ont  enduré  le  despotisme  le 
plus  misérable,  prônent  maintenant  uniquement  la  société  bourgeoise, 
en  se  contentant  de  l'idéaliser  à  la  Proudhon.    » 

Les  délégués  français  n'étaient,  en  efïe'L-,  en  aucune  façon,  révolu- 
tionnaires. Ils  avaient  pleine  confiance  dans  le  mutuellisme  et  se  dé- 
fiaient de  toute  action  violente,  mais  ils  possédaient,  malgré  ce  modé- 
rantisme,  un  sens  très  net  de  la  vie  ouvrière  ;  à  Genève,  ils  combat- 
tirent vivement  la  proposition  d'ouvrir  l'Internationale  aux  intellec- 
tuels. Cette  attitude  fut  mal  vue  des  révolutionnaires  classiques. 
Blanqui  écrivait  :  «  La  proposition  T...  [Tolain]  de  n'admettre  que 
des  ouvriers  dans  l'Internationale...  c'est  l'abdication  de  toute  idée 
politique  et  civique,  le  parquement  des  travailleurs  dans  une  existence 
privée  purement  matérielle.  C'est  leur  dégradation  intellectuelle  et  mo- 
rale, la  proclamation  de  leur  infériorité  comme  caste.  »  Une  longue 
expérience  nous  a  appris  que  les  réformistes  proudhoniens  avaient 
raison  à  ce  sujet  contre  Blanqui. 

Les  partisans  de  celui-ci  ne  manifestaient  aucune  tendresse  pour 
les  internationaux.  Longtemps  adversaires,  les  deux  partis  se  retrou- 
vèrent .mélangés  dans  la  Commune,  et  l'on  assista  à  ce  spectacle  lo- 
gique et  inattendu  :  les  socialistes  étaient  les  proudhoniens  ;  ceux  qui 
n'apportaient  dans  ce  pouvoir  éphémère  que  des  conceptions  jaco- 
bines étaient  leurs  critiques  intransigeants. 

La  chute  de  la  Commune  fut  la  fin  du  proudlionisme  modéré,  mais 
le  proudhonisme  révolutionnaire  entrait  en  scène.  Dans  l'Interna- 
tionale, la  lutte  n'était  plus  entre  les  Parisiens  et  Marx,  mais  entre 
celui-ci  et  Bakounine,  qui  représentait  dans  l'association  les  tendances 
fédéralistes  contre  la  centralisation  autoritaire  du  conseil.  Bakounine 
avait  beaucoup  appris  de  Proudhon  comme  de  Marx,  mais  la  bataille 
se  livrait  moins  entre  deux  doctrines  qu'entre  deux  façons  de  com- 
prendre une  doctrine.  Pour  l'auteur  du  Capital,  la  liberté  n'était  qu'un 
postulat  abstrait,  pour  le  révolutionnaire  russe  comme  pour  l'écrivain 
du  Principe  fédératif,  c'était  une  vie,  une  création.  Bakounine  défi- 
nissait ainsi  la  lutte:  «  C'est  la  contradiction,  devenue  déjà  historique, 
qui  existe  entre  le  communisme  scientifiquement  développé  par  l'école 
allemande  et  accepté  en  partie  par  les  socialistes  américains  et  anglais, 
d'un  côté,  —  et  le  proudhonisme  largement  développé  jusqu'à  ses 
dernières  conséquences,  accepté  par  le  prolétariat  des  pays  latins.  » 

Comment  les   fédéralistes   furent  exclus  de  l'Internaitonale  aa^oni- 


3l6  PORTRAITS    d'hier 

santé,  il  ne  nous  est  pas  possible  de  le  dire  dans  le  cadre  de  cette 
étude.  On  sait  que  la  fraction  exclue  donna  naissance  à  l'anarchisme, 
et  il  n'est  pas  indifférent  de  citer  une  définition  que  Proudhon  donnait 
de  son  anarchie.  «  C'est  une  forme  de  gouvernement  ou  constitution 
dans  laquelle  la  conscience  publique  et  privée,  formée  par  le  déve- 
loppement de  la  science  et  du  droit,  suffit  seule  au  maintien  et  à  la 
garantie  de  toutes  les  libertés,  où,  par  conséquent,  le  principe  d'au- 
torité, les  institutions  de  police,  les  moyens  de  prévention  ou  de  ré- 
pression, le  fonctionnarisme,  l'impôt,  etc.,  se  trouvent  réduits  à  leur 
expression  la  plus  simple;  à  plus  forte  raison,  où  les  formes  monar- 
chiques, la  haute  centralisation,  remplacées  par  des  institutions  lédé- 
ratives  et  les  mœurs  communales,  disparaissent  (i).  » 

On  a  souvent  appelé  Proudhon  le  «  père  de  l'anarchie  ».  Si  la 
parenté  est  certaine,  la  ressemblance  est  assez  contestable  :  sa  doc- 
trine, c'est  à  proprement  parler  le  fédéralisme,  une  dispersion  plutôt 
qu'une  suppression  de  l'autorité. 


Dégager  des  livres  d'un  auteur  son  système  n'est  jamais  chose 
facile,  et  la  difficulté  s'accroît  étrangement  en  ce  qui  touche  à  Prou- 
dhon, car  ses  idées  justement  sont  loin  d'être  systématiques. 

«  Philosophe  sans  cesse  interrompu  par  les  bruits  du  dehors,  dit 
Sainte-Beuve  (2),  penseur  et  souvent  logicien  vigoureux  et  intrai- 
table, s'emportant  et  s'armant  en  toute  rencontre  de  passion  et  de 
colère,  avec  de  fortes  parties  de  science,  mais  de  fréquents  sursauts 
d'indignation,  il  ne  fut  à  sa  manière  qu'un  grand  tribun,  un  grand 
révolutionnaire,  comme  il  s'appelait.   » 

Jugement  trop  littéraire.  Nous  aimons  Proudhon  parce  qu'il  avait 
au  plus  haut  point  l'intuition  de  la  vie.  Sans  doute,  il  fut  incomplet: 
son  extraordinaire  imagination  manquait  d'équilibre,  son  intelligence 
profonde  avait  trop  de  fougue,  sa  science  très  réelle  avait  été  amas- 
sée trop  précipitamment  pour  qu'il  l'ait  pu  bien  digérer  toute,  i'em- 
portement  de  sa  pensée  l'amenait  à  soutenir  parfois  des  idées  outran- 
cières,  mais  s'il  eut  des  défauts  intellectuels,  ce  fut  par  l'excès  même 
de  ses  facultés,  parce  que  son  cerveau  était  trop  riche  et  trop  fécond. 
Nous  le  jugeons  malaisément.  Pour  que  nous  puissions  l'apprécier 
avec  justice,  il  aurait  fallu  que  le  temps  fit  dans  son  oeuvre,  comme 
dans  celle  de  tous  les  génies,  un  tri  nécessaire,  donnant  une  part  à 
l'oubli,  une  autre  à  l'immortalité. 


(i)  Lettre  du  20  août  1864. 

(2)  Sainte-Bkuve:  Proudhon  (1872). 


P.-J.    PROUDHON  3 17 

Proudhoii  a  toujours  été  dominé  par  un  idéal  de  justice  et  un  im- 
mense besoin  de  liberté. 

Nous  l'avons  vu  débuter  par  une  attaque  vivante  et  poussée  à  fond 
contre  la  propriété.  Doit-on  dire  qu'il  est  socialiste?  Il  s'en  défend 
dans  les  Contradictions;  il  ne  l'est  pas,  du  moins  au  sens  que  présen- 
taient les  conceptions  des  utopistes  qu'il  combat  et  pour  lesquels  il 
n'a  pas  assez  de  sarcasmes.  Il  veut  la  liberté  et  répugne  à  une  orga- 
nisation sociale  autoritaire  dont  le  résultat  le  plus  certain  serait 
d'annihiler  l'individu.  Mais  la  justice  veut  la  fin  de  l'iniquité  sociale. 
Comment,  dès  lors,  sortir  de  cette  contradiction? 

Le  principe  du  mal,  Proudhon  le  trouve,  non  dans  la  propriété  elle- 
même,  mais  dans  les  abus  de  la  propriété  qu'il  justifierait  volontiers 
si  elle  était  personnelle,  mais  dont  il  remarque  le  caractère  croissant 
d'impersonnalité.  Elle  n'est  plus  qu'un  pur  privilège  juridique  impo- 
sant de  lourdes  redevances  aux  producteurs. 

Elle  se  manifeste  par  l'argent.  C'est  parce  qu'il  le  possède  que  le 
capitaliste  peut  rançonner  ceux  qui  produisent.  C'est  par  l'échange 
que  se  traduisent  la  puissance  des  possédants  et  l'injustice  économi- 
que, c'est  donc  sur  l'échange  que  doivent  se  porter  les  efforts  des 
réformateurs. 

Proudhon  a  dit  que  l'on  pouvait  agir  sur  l'échange  sans  attenter 
à  la  liberté.  Cela  est  vrai,  mais  il  a  méconnu  ou  mal  connu  le  phéno- 
mène de  la  production  parce  qu'il  n'était  pas  familier  avec  la  grande 
industrie,  et  il  a  laissé  à  Marx  le  mérite  de  proclamer  qu'  «  en  gé- 
néral la  forme  de  l'échange  des  produits  correspond  à  la  forme  de  la 
production  ».  Aussi,  le  mutuellisme  que  des  esprits  rétrécis  préten- 
dent opposer  au  socialisme  contemporain,  la  «  réforme  banquière  », 
le  projet  de  Banque  du  Peuple,  sont-ils  demeurés  une  tentative  in- 
complète et  précaire  de  socialisation. 

Marx  avait  raison  en  dénonçant  la  disconvenance  du  mode  de  pro- 
duction devenu  collectif  et  de  la  propriété  demeurée  individuelle. 
Proudhon  s'arrêtait  à  mi-chemin  dans  son  analyse  et  s'engageait  sur 
une  fausse  voie  lorsqu'il  rapportait  tout  au  régime  d'inégalité  causé 
par  l'or. 

Sa  critique  demeurait  imparfaite.  Nous  l'avons  vu  obligé  de  recourir 
dans  son  projet  de  Banque  du  Peuple  à  un  essai  d'organisation  de  la 
consommation  et  de  la  production,  et  aussitôt  s'arrêter  court,  reculer 
devant  le  problème  de  la  reprise  des  instruments  de  travail.  Il  avait 
voulu  éviter  la  socialisation,  et  son  système  l'y  ramenait  infaillible- 
ment. Aussi  peut-on  affirmer  que  Proudhon  est  socialiste,  au  risque 
de  déplaire  à  quelques  esprits  encroûtés. 

Pour  bien  comprendre  les  thèses  proudhoniennes,  il  faut  se  rap- 
peler, comme  nous  l'avons  remarqué,  qu'il  rapporte  tout  au  contrat. 
Le    «  règne   des   contrats  »,   qu'il   appelle   et   qu'il   prophétise,   c'est 


PORTRAITS    D  HIER 

l'exclusion  de  l'idée  d'autorité  remplacée  par  celle  de  réciprocité.  Il  n'est 
pas  surprenant  dès  lors  que  sa  doctrine  soit  anti-étatiste,  anti-autori- 
taire, anarchique  en  un  mot.  Elle  n'a  rien  de  commun  avec  celle  que 
Rousseau  développait  dans  le  Contrat  social,  «  chef-d'œuvre  de  jon- 
glerie oratoire  ».  Pour  lui,  le  contrat  n'a  pas  pour  but  d'établir  un 
pouvoir,  une  relation  de  dominant  à  dominé,  de  supérieur  à  infé- 
rieur,, de  restreindre  la  liberté,  c'est  un  échange  de  services  qui  n'en- 
gage les  parties  que  pour  un  temps  et  un  objet  déterminés,  les  laissant 
pour  tout  le  reste  indépendantes  l'une  de  l'autre. 

Que  ferait-on  de  l'Etat  dans  ce  système?  Proudhon  s'oppose  à 
toutes  les  formes  de  gouvernement,  les  tient  toutes  pour  indifférentes. 
L'expérience  de  son  temps,  la  vanité  des  révolutions  politiques  et  des 
changements  de  régime  lui  avaient  inspiré  cette  leçon  que  nous  com- 
mençons à  peine  à  comprendre.  Les  exemples  d'incapacité  et  d'é- 
goïsme  donnés  par  les  républicains  de  1848  aidèrent  à  le  détourner 
de  leurs  «  pauvretés  politiques  ».  Il  n'était  pas  dupe  des  mots  et  ne 
se  laissait  pas  piper  au  mirage  des  grands  principes.  Il  était  l'adver- 
saire du  suffrage  universel  parce  qu'il  trouvait  absurde  de  donner 
brusquement  le  droit  de  vote  à  dix  millions  d'individus  que  leur  igno- 
rance livrait  à  toutes  les  pressions  réactionnaires.  L'avortement  mi- 
sérable des  grands  espoirs  que  février  avait  fait  naître  dans  toute 
l'Europe  lui  apprit  ce  que  valaient  les  déclamations  platoniques  de 
fraternité,  sociale  ou  universelle.  Contre  les  agneaux  bêlants  du  paci- 
fisme, il  affirma  la  guerre,  glorifia  la  lutte,  et  revendiqua  pour  le 
droit  de  la  force  une  place  que  niait  un  imbécile  pharisaïsme. 

Il  aura  enfin  la  gloire  d'avoir  compris  et  affirmé  l'existence  de  ce 
prolétariat  en  tant  que  classe  opposée  à  la  classe  bourgeoise. 

Sans  doute,  son  œuvre  prête  à  bien  des  critiques.  Sollicité  par  son 
imagination  et  par  un  impérieux  besoin  d'écrire,  il  a  émis  des  idées 
qui  s'écartent  visiblement  de  ses  thèses  essentielles.  A  celles-ci  d'ail- 
leurs on  a  pu  faire  beaucoup  de  reproches.  Il  a  mal  vu  ou  même 
complètement  méconnu  des  faits  sociaux  très  importants.  Il  s'est 
beaucoup  trop  attaché  à  la  petite  bourgeoisie,  il  s'est  montré  l'adver- 
saire des  grèves,  il  n'a  pas  compris  que  le  fait  économique  essentiel 
c'est  la  production.  Par  contre,  il  s'est  laissé  emporter  par  des  illu- 
sions et  des  espérances  excessives  dans  ses  projets  de  réforme.  Ses 
idées  morales  sont  admirables,  mais  il  a  trop  souvent  mêlé  des  préoc- 
cupations éthiques  à  des  considérations  économiques  où  elles  n'avaient 
que  faire. 

Il  faut  l'avouer,  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  proudhonisme, 
ce  n'est  pas  tant  la  doctrine  du  socialiste  bisontin  qu'une  projection 
de  cette  doctrine  dans  nos  préoccupations  actuelles.  Nous  ne  cher- 
chons pas  chez  lui  un  système  puisqu'il  n'a  pas  cherché  à  nous  en 
léguer  un,  mais  des  idées  qui  nous  permettent  d'en  découvrir  à  notre 


P.-J.    PROUDHON  319 

tour  (le  nouvelles,  mieux  adaptées  aux  conditions  de  la  lutte  présente. 
Loin  de  s'en  plaindre,  j'imagine,  Proudhon  serait  heureux,  lui  qui  se 
refusait  à  former  école  et  qui  disait  dédaigneusement  .un  jour:  «  On 
dit  qu'il  y  a  quelque  part  des  proudhoniens,  ce  doit  être  des  im- 
béciles. » 

«  Un  proudhonisme  largement  développé  jusqu'à  ses  dernières 
conséquences,  »  disait  Bakounine.  Pourquoi  pas  ?  Ce  que  nous  de- 
mandons à  Proudhon,  c'est' moins  un  enseignement  total  que  des  sug- 
gestions. Son  œuvre  demeurera  encore  longtemps  une  mine  inépui- 
sable pour  les  amateurs  d'exégèses  et  les  collectionneurs  de  défauts. 
Ce  que  nous  trouvons  en  elle,  ce  n'est  pas  une  leçon  définitive,  c'est 
la  contagion  de  ce  souffle  révolutionnaire  et  de  ce  sentiment  de  la 
vie  qu'il  possédait  au  suprême  degré  ! 

Car  Proudhon  est  bien  un  révolutionnaire.  Il  demeurera  l'homme 
qui  écrivait  à  Pierre  Leroux:  «  L'atelier  fera  disparaître  le  gouver- 
nement )),  qui  déclarait  encore  que  «  l'organisation  du  travail  doit 
être  la  déchéance  du  capital  et  du  pouvoir  »,  qui  mettait  par  dessus 
toute  chose  la  dignité  et  la  justice.  N'est-ce  pas  lui,  d'ailleurs,  qui 
refusait  de  se  laisser  embrigader  dans  les  groupes  démocratiques,  qui 
revendiquait  les  droits  du  prolétariat  et  essayait  de  former  un  parti 
révolutionnaire  purement  ouvrier? 

Il  eut  raison  contre  son  temps,  avant  son  heure.  Le  moment  est 
venu  de  lui  rendre  justice. 

Nous  le  comprenons  mieux,  maintenant  que  les  travailleurs  s'orga- 
nisent pour  la  conquête  de  leurs  droits  en  dehors  de  toute  préoccu- 
pation politique.  Bien  des  idées  qui  paraissaient  obscures  et  para- 
doxales en  son  temps  sont  pour  nous  plus  claires  et  de  plus  en  plus 
pleiitps  de  sens.  L'histoire  et  l'expérience  quotidienne  ont  illustré 
par  d'éclatantes  démonstrations  ses  thèses  qui  nous  passionnent  tou- 
jours et  qui  gardent  toute  leur  vie,  toute  leur  originalité. 

Vraiment,  ce  fut  une  belle  figure  que  celle  de  ce  paysan  franc- 
comtois.  Admirablement  doué,  il  aurait  pu,  comme  tant  d'autres, 
passer  à  la  bourgeoisie,  connaître  les  honneurs  et  la  gloire  facile. 
Il  ne  le  voulut  pas,  dès  le  premier  jour.  Fidèle  à  son  serment,  il  lutta 
de  toutes  ses  forces,  avec  passion,  avec  enthousiasme,  avec  colère, 
pour  l'émancipation  de  ses  frères.  Il  mit  à  leur  service  sa  science  et 
son  génie.  Il  vécut  pour  eux  et  mourut  à  la  tâche.  Pauvre  et  probe, 
d'une  droiture  et  d'une  dignité  que  ses  ennemis  n'ont  pu  salir,  il  de- 
meure un  des  plus  grands  parmi  ceux  qui  travaillèrent  à  l'œuvre  de 
libération  ! 

Maurice  Harmel. 


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HORDELi  noURICE 

P*  J*  PROUDHON 


19  0  9 


CT 

0140       .P65 
VOOlû  1909 

HARMEL,  MAURICE 
P,  J.  PROUDHON 


CE 


1536197 


COLL  ROW  MODULE  SHELP 
333    03      09       12 


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